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Armée de terre et cyber : pourquoi la guerre en Ukraine relance les réflexions

L’avance prise par l’Ukraine dans la cyberguerre nourrit des débats doctrinaux dans l’armée de terre française sur la place et l’emploi de cette nouvelle arme au niveau tactique.

« Toute guerre déclenche son lot de réflexions chez les penseurs et les praticiens, et celle d’Ukraine n’échappe pas à la règle, en particulier dans le domaine cyber, testé pour la première fois à grande échelle sur un vrai champ de bataille », affirme Arnaud Le Dez, chercheur associé en cybersécurité au Crec, le pôle universitaire des écoles de Saint-Cyr Coëtquidan. Avec des résultats décisifs même si ce champ de bataille illustre aussi que les fondamentaux de la guerre n’ont pas changé, précisent les militaires qui observent ce conflit dans sa globalité : « ce qui, en définitive, fait la différence, c’est la masse des hommes, des blindés et des obus que chaque camp a la capacité d’aligner. »

Dans la cinquième dimension, c’est-à dire le cyberespace, le bras de fer entre frères slaves a été remporté haut la main par le camp de Kiev, et ce grâce aux Occidentaux. Outre le partage de données militaires, les opérateurs civils occidentaux ont mis à sa disposition près de 400 satellites d’observation (qui ont un taux de revisite d’une heure). Et le pays tout entier a bénéficié dès les premiers jours des services de télécommunication et d’Internet de la constellation Starlink (3 400 satellites au total) du milliardaire américain Elon Musk.

Kiev s’est affranchi rapidement des destructions causées par l’ennemi sur ses infrastructures grâce à cette toile d’araignée stellaire hors de portée des canons et missiles de l’agresseur. Et ses relais au sol, dont les 25 000 terminaux Starlink et les plots mobiles 5G (une norme particulièrement résistante au brouillage) fournis par des opérateurs télécom, comme Orange UK. Le tout protégé des cyberattaques par les experts d’une filiale de Google, à qui l’état-major ukrainien a sous-traité la cyberguerre. Ses généraux ont pu continuer à coordonner la défense et les unités isolées sur le terrain à mener une guerre avec des moyens que les Russes n’étaient pas préparés à contrer.

Concrètement, ce dispositif a donné les moyens aux chefs tactiques de fonctionner dans un mode agile. De manière autonome, ils ont eu la capacité de désigner des cibles, ouvrir le feu, assurer leur logistique. À quelques encablures du front, leurs petits états-majors ont reçu un double flux d’informations cruciales : la masse des renseignements américains en provenance du haut, via les satellites, et remontant du terrain, les données des drones turcs et de tous les smartphones de la population amie détournés de leur usage initial, via des applications civiles militarisées.

« Diia », par exemple, était une application créée pour dénoncer les incivilités. Elle sert désormais à se géolocaliser et cibler des PC ennemis en temps réel. Une sous-application très précieuse y a été greffée depuis : ePPo, qui permet de pointer un drone en vol, de le géolocaliser et de déterminer sa trajectoire automatiquement. Des chatbots fonctionnant sur la messagerie Telegram, comme « eVorog », font office de systèmes de communication d’informations tactiques sécurisés. Washington avait préparé le pays à livrer aux Russes une « guerre par le milieu social », en mettant en place dans le pays « une sorte de Pegasus géant ».

 Ainsi, chaque commandant tactique était en mesure, à son niveau, d’exploiter à une vitesse inédite la redoutable boucle renseignement-ciblage-destruction. En Ukraine, résume une bonne source militaire, « nous avons découvert ce qu’est la guerre intégrale, digitale. Nous avons assisté à la démilitarisation des moyens de combat et à la militarisation de la société civile. Nous avons vu la naissance d’une véritable ‘IT Army’ ». L’illustration la plus frappante pour l’opinion publique fut l’avance prise très vite par les Ukrainiens – parfois au prix de gros dérapages – dans la guerre de l’influence et de la propagande avec Moscou.

À l’instar des Américains, des Israéliens ou des Néerlandais, dont les réflexions sont particulièrement avancées sur le concept de l’IT Army, l’armée de Terre française a aussitôt relancé ses débats sur la bonne place et l’usage de l’arme cyber dans les combats tactiques de demain. En son sein, comme chez ses homologues, deux écoles doctrinales ont tendance à s’affronter : celle de la centralisation, sauf pour la défense, et celle de la décentralisation jusqu’au soldat.

Tirant les leçons de l’Ukraine, un officier supérieur explique : « Dans le monde des smart cities que sont devenues nos villes mais aussi Bamako ou Lagos, où nous sommes appelés à combattre demain, il serait pertinent de doter les unités tactiques de moyens propres pour pénétrer les réseaux numériques. Pour identifier ceux qui émettent, pour couper, brouiller ou détourner les flux, injecter des fausses informations. Peut-on prendre le risque, demain, d’être démunis pour entrer dans le réseau des caméras d’une ville car nos moyens cyberstratégiques seraient occupés à défendre nos intérêts vitaux ? ».

Pour l’heure, cette réflexion reste encore limitée dans les armées occidentales en raison de la sensibilité des responsables politiques et des sociétés démocratiques libérales au sujet du respect des libertés publiques. Quelques unités spéciales expérimentent déjà la double dotation du soldat. D’un côté, l’opérateur porte son arme, de l’autre, il dispose d’un terminal numérique contenant des applications de renseignement, de ciblage ou de communications chiffrées haut débit.

En France, cette question interroge aussi l’organisation des armées. Pour répondre à une demande initiale de nature stratégique, elles ont choisi de structurer des capacités centralisées. C’est au niveau du ComCyber, rappelle Arnaud Le Dez, que sont pilotés et gérés leur emploi mais aussi l’acquisition des technologies ou encore la formation des compétences. Pour le chercheur, le plus grand risque lié à la décentralisation des capacités cyber au niveau tactique est opérationnel : « à ne pas y prendre garde, cela pourrait conduire à décorréler leur emploi d’une planification unique, alors même qu’une opération cyber doit produire son effet à l’instant voulu. »

L’expert mentionne un second écueil : l’absence de moyens d’entraînement tactique à la cyberguerre. En même temps, la numérisation accélérée du champ de bataille a conduit les spécialistes militaires des concepts et des doctrines d’emploi des systèmes d’arme terrestres à réfléchir au combat numérique et à la guerre hybride, qui englobe l’arme de l’information et les outils de la guerre électronique et de la cyberguerre.

C’est en construisant un corpus sur les effets dans les champs immatériels que l’armée de Terre mettra peu à peu au clair ses besoins en équipements et en formation, pronostique le chercheur. S’il ne fait aucun doute que les soldats du futur auront des outils collaboratifs, la géographie du champ de bataille pourrait déterminer leur périmètre. Arnaud le Dez prévient : « Plus on s’éloignera de la ligne de contact, plus il sera nécessaire d’appliquer des actions de grande puissance nécessitant des capacités de stockage hors de portée du niveau tactique ». De ces contraintes techniques dépendront peut-être, demain, les limites assignées aux opérations tactiques cyber.

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