Si, traditionnellement, la Silicon Valley est une terre ancrée à gauche, les revirements des patrons des GAFAM en faveur de Trump se sont multipliés depuis son élection. Le pragmatisme de ces hommes d’affaires n’est pas seul en cause. Trump a su rallier une droite Tech dont les choix idéologiques séduisent au-delà de son camp, au risque de se couper de sa base électorale. Analyse.

« – Je ne sais pas ce qui me retient de te casser la gueule !

– La trouille peut-être ?

– Ouais, ça doit être ça ! »

Cette réplique culte du film « Les bronzés font du ski » évoque irrésistiblement l’attitude de Mark Zuckerberg face à Donald Trump. Après lui avoir tenu la dragée haute pendant des années, fin janvier 2025, le patron de Meta avait accepté de payer 25 millions de dollars de dédommagements au président américain pour mettre fin à ses poursuites engagées après la suspension en 2021 de ses comptes Facebook et Instagram. Une suppression qui avait été suivie par celle de son compte Twitter et qui avait entraîné une plainte de Donald Trump, qui estimait avoir été victime de censure. 

Une censure qui a été l’objet d’un autre revirement de Mark Zuckerberg. S’agissant du Covid-19, il a admis dans un courrier à la Chambre des représentants qu’il était allé trop loin en bloquant des contenus « sous pression de hauts responsables de l’Administration Biden ». « Je pense que la pression gouvernementale était injustifiée et je regrette que nous n’ayons pas été plus francs à ce sujet », a-t-il écrit à Jim Jordan, président de la Commission judiciaire. Même mea culpa concernant l’affaire Hunter Biden, qu’il a censurée sur ses réseaux au motif qu’elle aurait pu être « une campagne de désinformation russe ». Une censure qui a surtout influé sur le scrutin en empêchant de nombreux citoyens d’être informés du scandale. L’ex-patron de Twitter, Jack Dorsey, a aussi déclaré qu’il avait pris « une mauvaise décision » en censurant cette histoire sur son réseau social. Il faut dire qu’enfreindre le Premier amendement de la Constitution, qui protège la liberté d’expression des Américains, pourrait valoir à ces sociétés des procès retentissants et que les « Twitter files » ont révélé l’ampleur de cette censure sur Twitter.

Douche froide dans le camp démocrate

Pour en revenir au patron de Meta, il a depuis annoncé qu’il abandonnait la censure a priori et son système de vérification de l’info par des fact-checkers pour se rallier à un système de « crowd control » similaire aux « notes de la communauté » sur X. On l’a même vu à la cérémonie d’investiture du 47e président des États-Unis.

Ce revirement a fait l’effet d’une douche froide dans le camp démocrate, qui voyait dans les patrons de la tech des alliés naturels. De fait, la Silicon Valley semblait largement acquise aux causes Wokes, qu’il s’agisse de la gestion de leurs contenus ou de leur management. Mais le retournement de veste de Zuckerberg (qui a aussi changé spectaculairement son look, dans un sens que d’aucuns pourraient qualifier de « masculinité toxique ») a autant à voir avec une révélation idéologique (il se rapproche de la Tech-Right – que nous abordons plus bas – sur certains plans) qu’avec le pragmatisme.

Lourd climat judiciaire

Il s’est en effet lancé dans cette grande opération de séduction pour tenter de convaincre Trump d’abandonner les poursuites lancées par la Federal Trade Commission (FTC) contre Meta. En vain, puisque le procès antitrust contre sa société s’est ouvert ce 14 avril à Washington. Le gouvernement fédéral accuse le GAFAM d’avoir acheté Instagram et WhatsApp pour tuer la concurrence. L’accusation parle d’une stratégie « buy or bury » : « acheter ou enterrer » toute jeune pousse qui pourrait devenir un danger par la suite. Si Meta perdait son procès, il pourrait avoir à revendre les deux sociétés. Une perspective crédible alors que, ce 17 avril, Google a perdu l’un de ses procès pour abus de position dominante, celui-ci dans le marché de la publicité en ligne.

Faut-il voir dans ce lourd climat judiciaire la raison du changement de pied de nombreux patrons de la tech ? Zukerberg est en effet loin d’être le seul à avoir fait allégeance au nouveau locataire de la Maison-Blanche. Sundar Pichai (Google), Ted Sarandos (Netflix), Masayoshi Son (Softbank) et Tim Cook (Apple) sont allés plier le genou devant Trump à Mar-a-Lago. Sam Altman (OpenAI) avait déclaré dès décembre dernier qu’il croyait « que le président élu Trump sera très bon dans ce domaine [de l’IA] ». Jeff Bezos (Amazon) a, pour sa part, décidé que le Washington Post – qu’il a acheté en 2013 – ne publierait plus d’articles s’opposant au « marché libre ». Dur pour un quotidien traditionnellement ancré au centre gauche.

« Théorie du fou »

En tout cas, ils espéraient obtenir une politique plus « pro-business » de la part de Trump, en rupture avec le mandat Biden, très critique sur les GAFAM et leur abus envers les consommateurs et les travailleurs. En témoignent les nombreux procès intentés par la FTC sous la direction de Lina Khan. Une attitude qui ne passait pas dans la Silicon Valley, même parmi certains démocrates convaincus, à l’exemple de Reid Hoffman, qui avait annoncé publiquement qu’il espérait que Kamala Harris, une fois élue, remplacerait Lina Khan. Pour cette déclaration, le cofondateur de LinkedIn s’était pris une volée de bois vert de l’aile gauche du parti à l’âne.

Pas sûr en tout cas que ces démarches aient été couronnées de succès, tant la politique du 47e président des États-Unis semble erratique. On ne peut certes négliger l’esprit de revanche de Trump vis-à-vis d’adversaires politiques qui n’ont pas ménagé leurs efforts pour le combattre lors de ses campagnes présidentielles et durant son premier mandat. La « Madman theory » (« théorie du fou ») – déjà expérimentée par Richard Nixon dans les années 70 –, joue également : être imprévisible, bousculer partenaires et adversaires pour les pousser à approuver la proposition du jour, plus acceptable que celle de la veille. Cependant, si Trump n’a pas fixé de ligne claire, c’est aussi que son camp est très divisé.

Les tenants d’une ligne Trad-Right (droite traditionnelle), hostile au capitalisme débridé, favorable aux intérêts des travailleurs, incarnée par J. D. Vance, tiennent la corde. Gail Slater, nommée à la tête de la division anti-monopole du département de la Justice, et Andrew Ferguson, nouvelle patronne de la FTC, sont toutes deux hostiles à la « big tech », « too big » à leurs yeux, justement… et aussi trop à gauche et trop hostiles à la liberté d’expression.

Droite traditionnelle contre droite techno

La vague de droits de douane s’inscrit dans cette démarche « MAGA » (« Make America Great again », « rendre à l’Amérique sa grandeur »). Elle cherche d’une part à récupérer par les « tariffs » ce que la Big Tech ne paie pas en impôts aux États-Unis et d’autre part à pousser les entreprises à relocaliser, afin d’assurer au pays une croissance interne et des jobs aux Américains, tout en luttant contre l’immigration.

Seule exception à cette tendance : l’intelligence artificielle, pour laquelle Trump privilégie un laisser-faire total… appuyé d’un titanesque plan d’investissement de 500 milliards de dollars sur quatre ans. Le projet Stargate associe SoftBank, OpenAI et Oracle et s’appuie aussi sur Arm, Microsoft et Nvidia. Il faut dire que l’IA est un enjeu stratégique majeur dans la rivalité sino-américaine que Trump met au cœur de sa politique étrangère.

Sans doute le président suit-il les avis de son principal conseiller en IA, Sriram Krishnan, l’un des nombreux « Techbros » (« frères » de la tech, une forme de camaraderie virile) qui l’entoure, même si ce dernier n’affiche pas de convictions politiques marquées. Le locataire de la Maison-Blanche s’appuie aussi sur David Sacks, ancien de PayPal, entrepreneur et investisseur, qu’il a nommé « czar », responsable de l’intelligence artificielle et des cryptomonnaies. Son rôle est de « travailler sur un cadre juridique afin que l’industrie de la cryptomonnaie ait la clarté qu’elle demande et puisse prospérer aux États-Unis », avait annoncé Donald Trump lors de la nomination de ce conservateur libertarien, donc favorable à une liberté individuelle maximale et à un État réduit au strict minimum. 

Impossible synthèse ?

Le plus célèbre représentant de la Tech-Right (droite technologique) libertarienne est naturellement Elon Musk, son proche conseiller, qui a une société d’IA dans son portefeuille et qui plaide également contre le wokisme et l’État régulateur… lequel est par ailleurs son plus gros client. Une contradiction qui ne l’empêche pas de sabrer joyeusement dans les dépenses de l’État fédéral à la tête du DOGE, le « Département de l’Efficacité gouvernementale ».

Le tableau ne serait pas complet sans la figure de Peter Thiel, cofondateur de PayPal, investisseur précoce dans Facebook et fondateur de Palantir, société de big data très liée à la CIA. Dès le début des années 1990, à une époque où la question de l’ancrage à gauche de la Silicon Valley ne se posait même pas, il a affiché des positions conservatrices et libertariennes et a soutenu Trump dès 2016. 

Pour les tenants de ce courant, seul le progrès technologique rendra à l’Amérique sa grandeur, y compris au prix d’un « brain drain », d’une immigration qualifiée venant notamment d’Inde, l’une des principales pierres d’achoppement entre Tech-Right et Trad-Right, ces derniers étant hostiles à toute forme d’immigration. Les deux courants s’opposent aussi sur la nature du travail à développer aux États-Unis : automatisation et robotisation pour les premiers, emplois humains pour les seconds. Les Tech-Right se méfient de l’IA et de ses possibles dérives, tandis que les Tech-Right en font la pierre angulaire de la société à venir. Dans cette nouvelle querelle des anciens et des modernes, Trump n’a pas tranché et souhaite en réalité tenter une difficile synthèse. Ce n’est pas le moins risqué de ses paris.

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