Malgré ses avancées fulgurantes, l'intelligence artificielle ne sera jamais capable d’égaler ou de remplacer la pensée humaine, et donc de philosopher. Telle a été la thèse développée par le philosophe Raphaël Enthoven lors du Forum InCyber 2024.

L’intelligence artificielle s’immisce dans tous les secteurs d’activité. Selon Elon Musk, le patron de Tesla, SpaceX, Neuralink et X (ex-Twitter), qui s’exprimait au salon Vivatech, l’IA pourrait remplacer à moyen terme tous nos emplois. Une prédiction qui ne choque pas Kristalina Georgieva, la directrice du Fonds Monétaire International (FMI). En mai dernier, elle a qualifié l’IA de « véritable tsunami » qui viendrait frapper le marché du travail. 

Face à cette révolution en marche, chacun d’entre nous est en droit de se poser un certain nombre de questions : jusqu’où peut aller l’intelligence artificielle ? Quelles sont en quelque sorte ses limites ? Est-elle capable de penser, de raisonner ? L’IA est-elle plus forte que l’être humain ? Et si l’on élargit le champ de vision : les machines sont-elles en mesure, un jour, de nous remplacer ?

Un match « dissertation de philo » remporté haut la main par le philosophe

Ces questions ont été abordées lors de la 16e édition du Forum InCyber qui s’est tenue à Lille en mars dernier. Elles l’ont été par Raphaël Enthoven, philosophe, écrivain, journaliste et animateur de radio et de télévision, lors d’une intervention pendant la séance plénière d’ouverture. Le philosophe s’est ainsi demandé si l’IA était capable de philosopher. 

« Le champ d’application de l’IA paraît infini. Que ce soit dans les sciences dures, les sciences humaines, le droit, le recrutement, l’éducation nationale, l’armée, les finances, l’IA est partout et son omniprésence est irréversible. Mon propos n’est pas de nier l’importance d’une telle révolution. Mais, en philosophie, l’IA ne sert littéralement à rien », a affirmé l’auteur de « L’esprit artificiel », son dernier essai.

Il faut dire que sur ce sujet de la capacité de l’IA à philosopher, Raphaël Enthoven n’en est pas à son coup d’essai. Il y a un an, il a affronté ChatGPT lors d’un « match » organisé par une école de commerce. Le sujet de la dissertation était un de ceux proposés dans le cadre de l’épreuve du bac de philo 2023 : « Le bonheur est-il affaire de raison ? ». Pour départager les deux protagonistes, Éliette Abécassis, normalienne et agrégée de philosophie, et Lev Fraenckel, professeur de philosophie, se sont prêtés au jeu de la notation. Résultat des courses : ChatGPT a obtenu 11/20 et Raphaël Enthoven 20/20.

« La copie de ChatGPT n’était ni faite, ni à faire. Il n’y avait rien, c’est-à-dire qu’il manquait dans cette copie l’atome de pensée qu’on appelle la problématique, le petit pas de côté, la petite bifurcation qui nous permet de mettre la main sur un problème, de le manifester, et par là même, de donner le sentiment qu’on ne raisonne pas par hasard, mais qu’il y a une nécessité à ce que nous disons. Eh bien cela, la machine en est incapable », a ainsi commenté Raphaël Enthoven.

Le philosophe en a également profité pour rappeler que l’échec de ChatGPT n’était pas dû à des capacités technologiques pour le moment insuffisantes, qui ne nécessiteraient qu’un peu de temps pour être atteintes puis dépassées. 

« Ce qui nous sépare de la machine n’est pas une affaire de complexité. Non, ce qui nous sépare de la machine, c’est que la nécessité de penser s’est imposée à nous. Pourquoi ? Parce que nous faisons l’expérience, quand on est en vie, d’une existence qui se dissout et qui, par la même, nous livre à l’angoisse. Parce que nous faisons l’expérience de la liberté, l’expérience du déplaisir, parce que nous sommes vivants. Ce qui nous force à penser, ce qui nous fait penser, ce qui nous impose de penser, c’est le désarroi d’être en vie, d’être présent, d’être ici. Or, c’est précisément ce que la machine n’éprouve pas », a ajouté Raphaël Enthoven.

La machine est-elle plus forte que l’humain ? Une évidence et une absurdité…

Autre question existentielle posée par le philosophe lors de son intervention : « La machine est-elle plus forte que l’humain ? ». À cette interrogation, Raphaël Enthoven a répondu qu’il s’agissait à la fois d’une évidence et d’une absurdité. « La machine est depuis toujours plus forte que l’homme, puisque l’homme ne l’a forgée que pour surmonter ses propres incapacités. Le cheval est plus fort que l’homme, l’ordinateur a plus de mémoire qu’un humain, ceci ne pose aucun problème. En revanche, s’il s’agit de dire que l’intelligence artificielle met en échec l’intelligence humaine, alors une telle évidence devient un non-sens complet », a analysé Raphaël Enthoven.

L’exemple du champion du monde d’échecs Garry Kasparov battu en 1996 par le supercalculateur Deep Blue conçu par IBM est encore dans la mémoire de très nombreux observateurs. « Suite à cette partie perdue, nous pourrions nous dire que la machine est plus forte que l’homme. Mais Kasparov n’a pas été battu par un joueur d’échecs, il a été battu par une usine dont la puissance de calcul était infiniment supérieure à la sienne ! La défaite de Kasparov face à Deep Blue a autant de valeur que la défaite d’un catcheur professionnel face à un robot. Le métal est plus solide que le muscle. Cela n’en fait pas une crise du muscle. Nous ne sommes pas menacés de cette façon », a déclaré l’écrivain.

En guise de conclusion, Raphaël Enthoven nous a enjoint à travailler sur les limites de l’IA, c’est-à-dire sur ce dont l’IA n’est pas capable. « C’est notre humanité qui se joue là. L’humanité est d’une étoffe que la machine peut reproduire, mais qu’elle ne peut pas synthétiser. On peut créer un automate qui vous imite à la perfection. Mais l’impulsion natale, qui donne le jour à l’individu singulier, qu’on imite ensuite, est hors de portée de toute intelligence artificielle. L’humanité est ainsi faite, et la vie est ainsi faite, qu’on ne fait pas de l’esprit avec des atomes et qu’on ne fait pas de la conscience avec un cerveau de silicium ».

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