Le méga-câble sous-marin 2Africa a récemment été raccordé à Marseille. Un projet pharaonique qui illustre les enjeux géopolitiques, économiques et politiques de cette face méconnue d’Internet. À l’heure de la quatrième révolution industrielle, qui repose sur la data, la mondialisation ne tient qu’à un fil… Ou plutôt à un câble. Panorama.

La géographie ne ment pas, même pour une activité en apparence aussi dématérialisée que le Web : des caravelles à la fibre optique, les technologies évoluent, les routes maritimes demeurent.

Ainsi, Marseille, hier nœud des échanges commerciaux méditerranéens, est-elle en passe de devenir le cinquième hub Internet mondial. Le 8 novembre dernier, la cité phocéenne a en effet été connectée à 2Africa, le futur plus long câble data au monde. Et ce n’est pas un hasard : au carrefour des autoroutes sous-marines de l’information vers l’Afrique, le Moyen-Orient et l’Asie, elle est aussi connectée aux grandes métropoles européennes. Et si 2Africa est le seizième câble à effectuer son « atterrage » à Marseille, c’est également qu’elle accueille de nombreux data centers, permettant ainsi d’optimiser le trafic.

Car le grand public l’oublie parfois : nos appels WhatsApp, nos séries Netflix, nos visioconférences sur Teams ou notre travail collaboratif avec une équipe de développeurs indiens, activités « immatérielles », ne seraient pas possibles sans une solide couche matérielle. En l’espèce, les 448 câbles sous-marins, totalisant 1,3 million de kilomètres (soit 32 fois la circonférence de la Terre), assurent 99 % des liaisons Internet intercontinentales.

Des câbles en fibre optique qui n’ont pourtant rien d’impressionnant : « Physiquement, un câble sous-marin, c’est un tuyau d’arrosage », rappelait Jean-Luc Vuillemin, vice-président exécutif d’Orange International Networks, Infrastructures & Services, lors du petit déjeuner inCyber du 27 janvier 2021, consacré à la « guerre des câbles sous-marins ».

2Africa illustre à lui seul la plupart des enjeux liés à cette activité stratégique. Il représente tout d’abord un défi industriel : une fois achevés en 2024, ses 45 000 kilomètres de fibre optique relieront 33 pays, du pourtour africain à l’Europe en passant par le Moyen-Orient et l’Inde.

Menaces sur la souveraineté

Une prouesse réalisée par le français ASN (Alcatel Submarine Networks), l’un des quatre acteurs majeurs de ce marché, aux côtés de l’américain SubCom, du japonais NEC et du chinois Huawei Marine. Cocorico ? Pas tout à fait, puisque cette pépite est tombée dans l’escarcelle de Nokia en 2015, lors de la vente controversée d’Alcatel au géant finlandais. Si l’entreprise reste basée dans l’Hexagone, notamment à Calais, ce n’est plus la France qui a la main sur cet outil stratégique d’indépendance nationale. Après bien des atermoiements (ASN a été en vente pendant des années et a subi plusieurs plans sociaux), Nokia a décidé en 2021 d’injecter 360 millions d’euros sur trois ans dans sa filiale.

Un regain d’intérêt provoqué par l’évolution rapide du marché du câble sous-marin : autrefois chasse gardée des opérateurs télécoms et parfois des États, il est désormais dopé par les GAFAM, toujours plus avides de bande passante. Parfois seuls, souvent au sein de consortiums, ils ne cessent de tirer des câbles sous tous les océans. Depuis 2010, Google a ainsi investi dans 15 câbles sous-marins, dont cinq lui appartiennent exclusivement. « Bientôt, 95 % des capacités de communication transatlantiques seront contrôlées par les GAFAM », soulignait encore Jean-Luc Vuillemin.

2Africa est, pour sa part, le fruit de la collaboration entre China Mobile International, Meta (maison-mère de Facebook, notamment), MTN GlobalConnect, Orange, STC, Telecom Egypt, Vodafone et WIOCC. Une mainmise des géants du Web qui pourrait bien mettre à mal la fameuse neutralité du Net, principe assurant que les données de tous les acteurs du Web sont traitées à égalité. Si AWS (Amazon Web Services) tire des câbles entre ses data centers de part et d’autre de l’Atlantique, n’est-ce pas pour optimiser son trafic au détriment de ses concurrents ? Pourtant, Meta l’assure, tous les pays africains desservis par 2Africa bénéficieront à leur point d’atterrage de centre de données neutres, n’appartenant pas à un seul opérateur.

Les GAFAM à la manœuvre

On ne demande qu’à le croire, mais ce projet, place les pays connectés en situation de dépendance vis-à-vis d’acteurs privés. Une grosse épine dans le pied de leur indépendance, car lesdits acteurs contrôlent de plus en plus les réseaux et les contenus, sans que les gouvernements –et les entreprises locales– aient leur mot à dire. Le lobbying intense des GAFAM, auprès des États et d’organisations comme l’Union européenne pour peser sur les législations régissant le numérique, s’appuie notamment sur cette force de frappe.

« Avec la prédominance des acteurs privés, peut-on aboutir à une forme de monopole des GAFAM sur les câbles sous-marins ? Ils ont des moyens financiers considérables pour façonner l’Internet », s’inquiétait pour sa part Camille Morel, chercheuse au Centre lyonnais d’études de sécurité internationale et de défense (CLESID), lors du même rendez-vous inCyber.

Une préoccupation d’autant plus vive que lesdits acteurs sont pour la plupart américains. Et depuis les révélations d’Edward Snowden, on sait que Washington et ses alliés n’hésitent pas à intercepter massivement les communications qui transitent par ces câbles. À une bien moindre échelle, d’autres puissances comme la Russie ont des capacités d’écoute, notamment via des navires ou des sous-marins espions.

« Le câble EllaLink entre l’Europe et l’Amérique du Sud est né d’une initiative scientifique : transmettre les données entre les observatoires du Chili et les labos européens. En 2014, Dilma Rousseff [présidente du Brésil de 2011 à 2016, ndlr] a annoncé qu’il avait été créé pour contourner les USA après les révélations de Snowden. Ce n’était qu’en partie vrai », expliquait Félix Blanc, responsable du bureau Politiques publiques et infrastructures globales de l’ONG Internet Sans Frontières lors du petit déjeuner consacré à « la guerre des câbles ».

Au-delà de l’espionnage, de nombreux pays veulent tout simplement ne pas voir tout leur trafic transiter par les États-Unis. En effet, les axes transatlantique et transpacifique sont de loin les plus denses en câbles sous-marins : pionniers de l’Internet, les Américains l’ont aussi été dans la construction de ces infrastructures. La plupart des données que nous consommons sont encore hébergées sur le nouveau continent.

Contourner l’Oncle Sam

Mais les liaisons directes entre l’Amérique du Sud, l’Afrique et l’Europe ou entre les BRICS (notamment l’Afrique du Sud, l’Inde et le Brésil) se multiplient. Et la possibilité de passer des câbles sous l’Arctique pourrait bien encore rebattre les cartes. La volonté de nombreux pays de contourner l’Oncle Sam rencontre le désir des GAFAM de toucher de nouveaux clients : le tracé de 2Africa répond à cette double injonction.

La présence d’un acteur chinois au sein du consortium à la tête de ce projet ne doit d’ailleurs rien au hasard. On l’aura compris, le déploiement de câbles sous-marins répond à des enjeux géopolitiques et la rivalité croissante entre Washington et Pékin se traduit aussi dans ce domaine. L’Empire du Milieu assoit sa pénétration en Afrique par autant de câbles sous-marins, à l’exemple de 2Africa, donc, mais aussi de PEACE, qui relie Marseille (encore) à l’Afrique de l’Est et au Pakistan… Pays qui sera connecté à la Chine par les nouvelles routes de la soie. Celles-ci sont en effet non seulement commerciales, mais aussi numériques, avec le déploiement de réseaux ad hoc.

« Les Routes de la soie sont une opération de projection de puissance chinoise à travers le monde. Si elle a besoin de sous-jacents logistiques au sens large du terme, trains, bateaux, avions, etc., elle a aussi besoin d’une infrastructure digitale et les câbles sous-marins en sont l’un des vecteurs », analysait Jean-Luc Vuillemin.

Dans son pré carré, Pékin multiplie les connexions sous-marines entre les mégapoles asiatiques. Washington tente de freiner ces appétits : en 2013, il bloquait le déploiement d’un câble reliant New York à Londres au motif que le chinois Huawei était partie prenante. Plus récemment, en 2020, les autorités américaines ont pesé de tout leur poids pour que le Pacific Light Cable Network (PLCN) relie Los Angeles à Singapour plutôt qu’à Hong Kong.

Les routes numériques de la soie

Une rivalité qui pourrait aller jusqu’au sabotage de ces installations ? Hors conflit de haute intensité, c’est peu probable. Car à moins de toucher de nombreux câbles, l’effet serait limité. D’ailleurs, les craintes de telles actions de la part de la Russie, en rétorsion à l’attaque contre les gazoducs Nord Stream le 26 septembre dernier, se sont révélées vaines. Il existe pourtant des cas documentés de sabotage, comme la coupure en 2013 du câble sous-marin Sea-Me-We 4 par des plongeurs, au large de l’Égypte.

Physiquement, les câbles sous-marins craignent plus l’usure naturelle (ils sont en permanence surveillés et entretenus) ou les accidents (ancres ou filets de pêche qui les arrachent des fonds marins). En 2015, l’Algérie avait été débranchée pendant dix jours après un tel accident. La nature peut aussi être cruelle vis-à-vis de ces installations. En 2011, le séisme au large du Japon avait coupé la plupart des câbles reliant l’Asie à l’Amérique du Nord, causant de graves pertes économiques et financières à la région.

Mais 2Africa aura peut-être encore plus à craindre de ses principaux bénéficiaires : certains États n’hésitent pas à couper Internet, y compris physiquement, pour tenter de parer à des troubles sociaux ou politiques. « En 2017, le Cameroun a coupé le câble qui desservait les régions anglophones du pays pour tenter d’étouffer le mouvement de protestation qui y sévissait. Résultat, le pays est depuis en état de quasi-guerre civile », détaillait Félix Blanc, en janvier dernier.

À terme, 2Africa devrait permettre de connecter trois milliards de personnes, selon Meta. Cela est possible si les pays desservis jouent le jeu et déploient les infrastructures correspondantes à terre. Car les câbles sous-marins n’ont qu’un défaut : ils ne désenclavent pas miraculeusement les régions reculées des pays connectés, pas plus bien sûr qu’ils ne sortent de leur isolement les pays qui n’ont pas accès à la mer. Et c’est peut-être là que les nuées de satellites en orbite basse, comme ceux de Starlink, ont une revanche à prendre sur la fibre.

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