8 min

Combattre dans le Métavers : un virtuel qui existe déjà pour les experts de notre armée de Terre

Se renseigner, influencer, leurrer, cibler, recruter, former. Le nouveau monde virtuel, augmenté et hybridé en gestation, génère un océan de données, dont les « terriens » comptent profiter pour mieux attaquer et défendre. Les meilleurs spécialistes civils et militaires étaient récemment réunis à l’École Militaire pour en parler.

Entre février et mai 2023, de la Méditerranée jusqu’aux grands camps de manœuvre de Champagne, en passant par le port de Sète, la France va se transformer en un vaste « théâtre opérationnel hybride partagé » (TOHP) pour les besoins de l’opération Orion. Cet exercice inédit entraînera nos armées à la guerre de haute intensité à une échelle abandonnée depuis la fin la guerre Froide. Jusqu’à 12 000 militaires seront réellement déployés lors de la phase la plus intense.

Beaucoup d’autres seront présents virtuellement à travers les consoles tactiques des PC mobilisés. Ce sera notamment le cas d’une division américaine, dont la participation sera entièrement numérisée dans un centre d’entraînement de l’armée de Terre. Dans tous les « milieux » (terre, air, mer, espace) et « champs » (informationnel, électronique, cybernétique), le mot d’ordre donné par l’état-major des armées aux « joueurs » d’Orion est : « Liberté tactique, réalisme, innovation ».

Le TOHP d’Orion, qui articulera des couches de réalité « virtuelle, augmentée et d’hybridité », illustre en grandeur nature ces « multivers » militaires dont nos armées sont des pionniers, avec leurs alter ego américains, a expliqué le lieutenant-colonel Raphaël Briant, expert à la Direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) du ministère des Armées, au colloque sur le métavers organisé début décembre par le Centre de doctrine et d’enseignement du commandement (CDEC) de l’armée de Terre à l’école Militaire, à Paris.

Grâce aux simulateurs présents tant dans les PC qu’à bord des engins de combat, et aux programmes d’entraînement virtuels associés, dont la société française Masa Group est le leader pour les états-majors, les militaires ont pris l’habitude de « mixer le virtuel et le réel ». Cela leur permet d’optimiser leurs contraintes du temps de paix tout en gagnant en réalisme à l’entraînement.

La nouvelle donne est que la vraie guerre a réussi à s’inviter aussi dans ces espaces hybrides encore difficiles à définir. Des « territoires » où « la réalité et le virtuel fusionnent pour permettre aux gens d’interagir, de travailler, de créer, de jouer, de partager », résume le consultant Matthieu Flaig, du cabinet Sqorus. Où il est permis de « faire du renseignement et influencer des comportements en vue de transformer un capital informationnel en un capital opérationnel », complète le colonel Samir Yaker, le spécialiste du CDEC.

Les nouvelles technologies sous-jacentes ont ouvert le champ des possibles. « Dans le web et sa première extension, que sont les réseaux sociaux, on sait par où sont passés les internautes. Or, ces nouveaux univers enregistrent pour la première fois les comportements et les émotions déclenchés par la palette des simulations rencontrées pendant l’expérience immersive », décrypte Alexandre Bouchet, président du salon « Laval Virtual » et de l’association AFXR, qui regroupe des acteurs de la « réalité étendue ».

Le corolaire, ce sont les défis posés par la captation et l’analyse de ces nouvelles données. Jusqu’alors, il s’agissait de passer au crible des données de connexion ainsi que les textes et les images déposées sur les serveurs en ligne. Dans les mondes virtuels, augmentés et hybrides, il faut cribler le comportement des corps et l’intonation des voix, disposer ensuite de tuyaux suffisamment grands pour partager et exploiter ces données.

Ce « nouveau monde » demeure encore largement confidentiel. Sa géographie se compose d’un puzzle de briques éparses, plus ou moins interconnectées. Décentraland est un exemple de ces petites communautés virtuelles de quelques milliers d’individus qui émergent. Créée en 2020 par deux Argentins, cette plateforme de réalité augmentée donne corps à un monde virtuel divisé en 90 000 parcelles totalisant 23 km2, qu’il est possible d’acquérir avec de la monnaie virtuelle. Grâce à la 5G, les gourous de la réalité augmentée rêvent tout haut d’adosser des mondes jumeaux virtuels parfaits à la réalité.

Leur vision se heurte encore au mur des défis techniques et financiers. En 2019, la start-up californienne Magic Leap, qui a levé des fonds auprès des Américains Google et Qualcomm comme du chinois Alibaba, annonce qu’elle accouchera en 2021 de « Tomorrowland », une « ville miroir » apurée des inconvénients de son modèle réel, auquel tout un chacun pourra accéder en s’équipant du casque maison de réalité augmentée. Trois ans plus tard, l’échec du produit oblige les dirigeants à licencier un millier de collaborateurs et à revoir la stratégie. En septembre dernier, Magic Leap annonce qu’elle produira finalement un casque pour les professionnels. Un modèle plus petit et léger, avec un champ de vision étendu, donc plus coûteux.

Titulaire d’un marché de 12 milliards de dollars pour fournir son casque HoloLens à l’armée américaine, le géant Microsoft a été prié par le Pentagone de parfaire son produit : son usage intensif provoquait des nausées chez les soldats. Le métavers, confie Timothée Sylvestre, directeur du YSpot, le centre d’innovation ouverte du CEA Tech, à Grenoble, obéit à la loi dite d’Amara : « nous avons tendance à surestimer ses incidences à court terme et à les sous-estimer à long terme ». En attendant les progrès de la technique et des réseaux, on voit poindre selon lui le probable futur du métavers : un « monde miroir » qui interconnectera les humains, les robots, les avatars pour, in fine, permettre le contrôle à distance d’opérations plus ou moins complexes, au service de la paix ou de la guerre, comme à chaque bond de la science.

Entretemps, le patron de l’association France Méta, Pierre Paperon, prédit l’avènement rapide de la consommation du « métavers as a service » par les organisations et les citoyens, autrement dit sur le mode de l’abonnement.  Il suggère d’ores et déjà aux militaires de s’équiper de moteurs de recherche capables d’indexer sur la toile tous les univers virtuels existants et à naître. L’urgence est d’anticiper l’apparition de bulles de contre-narratifs, et leur éventuelle instrumentalisation par des compétiteurs – étatiques ou non – qui déploient des stratégies de puissance.

Dans le métavers, la « guerre culturelle » fait déjà rage, affirme David Nahon, directeur de l’innovation pour l’expérience immersive de Dassault Systèmes, spécialiste mondial des jumeaux numériques. Promoteurs en chef des technologies qui donnent corps aux mondes virtuels, « les grands acteurs américains du numérique y industrialisent au passage les fantasmes d’Hollywood tout en édictant et en imposant leurs lois, leurs sanctions et leurs monnaies virtuelles ».

À qui, demain, appartiendront les données enregistrées dans les casques de réalité augmentée, et seront-elles anonymes ? Y aura-t-il des frontières dans ces mondes, et qui y fera la police ? En attendant des réponses claires, nos militaires veulent être en mesure de mieux comprendre ces mondes nouveaux pour, d’ici 2025, pouvoir y « manœuvrer ». C’est ce qu’a demandé le chef d’état-major des armées à ses troupes, à l’aune des dernières évolutions de la guerre.

Le conflit ukrainien démontre combien, en effet, la guerre de haute intensité a investi le monde numérique. Pour le général Pierre-Joseph Givre, directeur du CDEC, l’armée de Terre doit d’abord accélérer l’hybridation de ses écosystèmes numériques avec ceux du civil. Sans Starlink, le fournisseur privé d’internet et de communication satellitaire, justifie-t-il, il aurait été beaucoup plus difficile aux Ukrainiens de conduire et gagner la partie dans le champ digital ou cybernétique.

Simultanément, l’institution doit acquérir les « outils pour capter, relier, exploiter et transformer les données accumulées dans le métavers, en ciblage stratégique et tactique ». A l’heure où 80% de la matière du renseignement est recueillie en source ouverte, il faut être rapidement « capable de piocher dans le nouvel océan de données qui s’ouvre ; en une semaine au début du conflit, en une heure maintenant, les Ukrainiens développent de nouvelles couches informationnelles dans le cyberespace au gré de leurs besoins » ».  Si le combat pour les technologies est largement perdu, reprend le général Givre, l’armée de Terre peut jouer un rôle dans la compétition qui a commencé pour fixer les usages dans le métavers.

Se renseigner, cartographier des zones en 3D en temps réel, influencer et décevoir au rythme des opérations, mais aussi recruter et former : ce nouveau chantier a démarré. À l’occasion du « Black Friday », l’armée de Terre a conçu une affiche numérique choc reprenant ce concept pour cibler les jeunes de 17 à 25 ans dépendants des réseaux sociaux. « Il faut aller les chercher là où ils sont », plaide le lieutenant-colonel Hubert de Quièvrecourt, le chef de cette bataille pour capter la « main d’œuvre ». Les experts imaginent l’étape suivante : offrir par exemple à des candidats présélectionnés une expérience découverte du ski dans un simulateur militaire.

Les plus « accros » auraient le droit à des séances supplémentaires avant de passer aux travaux pratiques. De moins en moins pratiqué chez les jeunes, ce sport occasionne aux débutants d’avantage de blessures décourageantes que par le passé. De leur côté, les responsables de l’entraînement des équipages de chars et d’hélicoptères ou des opérateurs des forces spéciales réfléchissent à une simulation optimisée, en nourrissant, grâce au métavers, des modèles sur les comportements et les émotions, esquisse le colonel Jean-Gabriel Herminet, en charge du numérique à l’état-major.

Bien sûr, ces nouvelles « traces » sont aussi à la portée de l’ennemi, et c’est une faille que d’autres spécialistes s’efforcent de retourner au profit de l’institution. « Plutôt que prétendre interdire à nos soldats de vivre dans le monde numérique, ce qui serait illusoire, nous cherchons à fondre leurs traces dans le bruit ambiant. Nous avons réussi à simuler la présence d’une unité dans sa garnison alors qu’elle avait rejoint son théâtre d’opération », sourit le lieutenant-colonel Fabien Simon.

Partager cet article avec un ami