Alors que les Nations unies travaillent à une Convention pour lutter contre la cybercriminalité, la Chine a tenté d’introduire le délit de diffusion de fake news dans cet instrument. Une dérive orwellienne. Si cette infraction a été mise de côté pour l’instant, tout danger n’est pas écarté, souligne Karine Bannelier, juriste qui suit de près ces négociations.

Mi-janvier 2023, Pékin a proposé d’introduire dans la Convention des Nations unies contre la cybercriminalité un délit de diffusion de fausses informations « susceptibles d’entraîner des troubles sociaux graves, y compris, mais sans s’y limiter, des informations relatives à des catastrophes naturelles ou causées par l’homme ». Un sujet hautement polémique et politique sur lequel inCyber revient avec Karine Bannelier, professeure associée de droit international, directrice du Cyber Security Institute (CyberAlps) à l’Université de Grenoble Alpes (UGA), Senior Fellow sur la cybercriminalité pour le Cross Border Data Forum (CBDF), directrice du Master « Sécurité internationale, cybersécurité et défense » (UGA/Paris ILERI).

Représentante du Cross Border Data Forum dans les négociations au sein du « Comité ad hoc des Nations unies pour l’adoption d’une Convention des Nations unies contre la cybercriminalité », elle est depuis 2022 aux premières loges pour suivre l’avancement des travaux de cette Convention stratégique pour le secteur de la cybersécurité.

Commençons par les bonnes nouvelles. La proposition chinoise d’introduire un délit de fake news dans la Convention des Nations unies contre la cybercriminalité semble avoir été écartée. Est-ce définitif ?

On ne peut pas dire qu’elle est définitivement écartée. Le fait que certains États se soient opposés à une telle introduction ne préjuge pas du résultat final. Ce qui était important à ce stade, c’était que des États montrent que l’introduction d’une telle proposition dans la Convention ne faisait pas consensus.

C’était d’autant plus important qu’à Vienne [où se déroulent lesdites négociations, NDLR], on était dans le cadre de la quatrième session, dans laquelle on commence à rédiger les premiers chapitres. Les trois premiers jours visaient à distinguer deux groupes d’articles : ceux qui pouvaient faire l’objet d’un certain consensus – sur lesquels on allait avancer dans la rédaction en séance plénière – et ceux qui ne faisaient vraiment pas consensus, que l’on a relégués dans des groupes informels.

Quel est leur rôle ?

Les articles présents dans les groupes informels font l’objet de discussions entre États pour voir si certains d’entre eux pourraient être réintroduits plus tard dans la Convention. En effet, de nombreux cybercrimes ne font pas l’objet de consensus, mais ne sont pas écartés définitivement pour autant. Certains pays voudront sans doute essayer de les réintroduire d’une manière ou d’une autre.

Comment Pékin a-t-il tenté de faire passer sa proposition sur les fake news ?

Cette proposition chinoise est intervenue après les trois jours de tri que nous évoquions à l’instant. Elle a de ce fait été introduite dans le document à côté des articles qui pouvaient faire l’objet d’un consensus, ce qui était tout de même extrêmement problématique.

C’était assez intéressant de voir cette introduction à ce moment-là et qui à mon avis n’était pas le fruit du hasard. Sachant que la Chine l’avait déjà évoquée, cette proposition aurait « normalement » dû être proposée en amont de la quatrième session et discutée comme les autres pour savoir si on la maintenait dans le premier groupe ou pas. Et ils ne l’ont pas fait. Je pense qu’ils savaient pourquoi, voyez-vous ?

On comprend le procédé… Et la réaction des autres États.

Elle était d’autant plus attendue que pour l’instant, dans le cadre du comité ad hoc, on travaille sur la base du consensus et on essaiera d’adopter la Convention de la sorte. Mais si on n’arrive pas à trouver de consensus, elle pourrait être adoptée à la majorité des deux tiers, auquel cas on ne peut pas préjuger complètement du résultat final. Les États vont négocier et dans ces cas-là, c’est un peu du donnant-donnant : certains voudront l’introduction de tel article, d’autres le retrait de telle autre disposition. Il faudra être vigilant jusqu’à la fin.

L’intitulé du délit proposé par Pékin (la diffusion de fausses informations « susceptibles d’entraîner des troubles sociaux graves, y compris, mais sans s’y limiter, des informations relatives à des catastrophes naturelles ou causées par l’homme ») évoque les troubles sociaux qui ont agité la Chine après l’application d’une politique covid extrêmement sévère. Y voyez-vous un lien ?

On pourrait renverser ce point de vue en disant que la Chine a toujours désiré mettre en place ce délit et qu’ils utilisent ce lien avec le Covid pour essayer de le réintroduire. En 2021 déjà, avant même le début des négociations sur la Convention des Nations unies sur le cybercrime, la Chine en parlait. En 2020, 2021, cela pouvait déjà être lié au Covid, mais je pense que c’est un problème beaucoup plus profond.

Et il faut être un peu juste à cet égard, ce n’est pas un problème auquel seule la Chine doit faire face. On voit qu’aujourd’hui, tous les pays sont confrontés au problème des fake news. C’est un enjeu de stabilité très important. Certaines fake news sont en effet profondément déstabilisantes pour les démocraties, qui reposent fondamentalement, je crois, sur la qualité de l’information. Ces difficultés sont telles qu’en juin de cette année, l’Union européenne a adopté un Code de bonnes pratiques sur la désinformation.

Cela va bien au-delà de l’Union européenne…

En effet, toute une série d’États occidentaux démocratiques, membres du Conseil de l’Europe ou de l’Union européenne, ont adopté des lois à cet égard. Mais ils savent aussi que c’est dangereux, que ces lois peuvent être extrêmement liberticides. D’ailleurs, lorsque l’Union européenne s’est dotée au mois de juin 2022 de ce Code de bonnes pratiques sur la désinformation, Vera Jourova, membre de la vice-présidence au sein de la Commission sur les Valeurs et la transparence, a souligné qu’il fallait être vigilant, parce qu’un tel texte pourrait facilement conduire à des mesures de censure.

Il faut donc faire très attention à tous les garde-fous, aux mesures de contrôle qui vont être mises en place pour éviter que cette lutte contre la désinformation, laquelle peut être extrêmement dommageable pour les démocraties, ne devienne liberticide.

Pour en revenir aux travaux des Nations unies, j’insiste sur le risque d’introduire de tels crimes dans une convention de lutte contre la cybercriminalité, qui pourrait être ensuite manipulés, instrumentalisés pour porter atteinte à la liberté d’information.

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