Réseaux sociaux, IA, big data… Le numérique a bouleversé les structures sociales et mis à mal leur ciment, la confiance. Comment la redéfinir ? Lors d’une plénière du FIC, Jean-Gabriel Ganascia, Michel Bauwens et Éric Salobir ont convoqué l’histoire, la philosophie, la sociologie et leur expertise du digital pour répondre à cette question. Synthèse.

Quand trois intellectuels s’emparent du sujet de la confiance dans le numérique, le résultat ouvre des perspectives vertigineuses. Pour ceux qui n’ont pas eu la chance d’assister aux deux heures de plénière du FIC 2023 consacrées à ce thème, inCyber vous en offre un condensé. Nous laissons la parole à Jean-Gabriel Ganascia, professeur à la Sorbonne et président du comité d’éthique du CNRS, Michel Bauwens, informaticien et cyberphilosophe et Éric Salobir, prêtre et fondateur du réseau OPTIC, qui vise à promouvoir la technologie au service de l’humain et du bien commun.

Jean-Gabriel Ganascia : la confiance est-elle soluble dans le numérique ? C’est ambivalent, cela peut signifier « est-ce que la confiance soluble disparaît dans le numérique ? » Donc il y a plus de confiance ou au contraire est-ce que cela veut dire qu’on veut faire un numérique de confiance ? Attention, la confiance, ce n’est pas la fidélité et ce n’est pas non plus la preuve : quand on a confiance en quelqu’un, on court le risque de se tromper. Il y a plusieurs types de confiance. Il y a la confiance dans les individus, il y a la confiance dans les institutions et puis il y a la confiance dans les machines.

Éric Salobir : en effet, et toute la difficulté dans le numérique de confiance, c’est d’être capable de susciter les conditions d’une confiance dans des choses que l’on ne voit pas, alors que par définition, on a toujours tendance à faire confiance en ce qu’on voit. Or, avec l’IA générative, par exemple, on se rend compte que l’on peut dire « je n’en crois pas mes yeux » et de fait, on ne peut plus en croire ses yeux. Le numérique a complètement bouleversé les conditions de la confiance.

Michel Bauwens : au fur et à mesure que la société s’est complexifiée, l’homme a perdu la possibilité d’accorder sa confiance à son entourage, ses connaissances directes, le fameux Dunbar number.

Avec la blockchain, confiance distribuée

Aujourd’hui, on en est revenu dans un pair-à-pair, mais différent : on est dans la coordination non territoriale. On doit faire confiance en des gens avec qui on a une affinité de projet, de croyance, mais qui ne sont pas à côté de chez nous. Donc on est obligé de nous connecter avec nos pairs par des plateformes propriétaires pour lesquelles on est plus ou moins du bétail à extraire des data. Et donc c’est fondamental. Il n’y a pas d’institution qui représente cette nouvelle sociologie. Nous avons des institutions qui sont essentiellement géographiques, comme l’État-nation.

Éric Salobir : la question, c’est pourquoi ces business models ont émergé. Finalement, on n’était pas prêt à être client, donc on est devenu produit. Et la question c’est « comment est-ce qu’on va penser les nouveaux business models ? »

Jean-Gabriel Ganascia : dans l’Antiquité la confiance, c’était la parole, un témoin valait plus qu’un écrit. Puis à mesure que les groupes se sont étendus, c’est devenu l’écrit. Désormais, la transformation majeure, c’est que cela va être la machine. Et avec la blockchain par exemple, on va avoir de nouveaux types de confiance et ce sont en plus des confiances distribuées parce qu’elles ne font plus référence à un tiers de confiance, à une institution, à une banque centrale pour la monnaie, à un État.

Éric Salobir : ce qui est gênant, c’est que cette confiance dans la machine s’opère au détriment d’une confiance dans l’humain : « faites confiance dans la blockchain, comme ça vous n’avez plus à faire confiance à votre voisin ».

ChatGPT, avatar du « veau d’or » ?

La confiance qu’on avait dans la monnaie fiduciaire de « fides », la foi, c’était à la fois la confiance dans la personne et dans l’économie, le groupe. Tout ça, ça disparaît dans une perspective assez Hobbsienne : si l’homme est un loup pour l’homme, je préfère passer par la blockchain.

Comment va-t-on bâtir une société sur ce genre de technologie ? Comment va-t-on tirer profit de ces technologies ? Je n’ai pas envie qu’à un moment le smart contract finisse par avoir la peau du contrat social.

Jean-Gabriel Ganascia : quand je parlais de la blockchain, il ne s’agissait pas de la confiance dans la machine, mais de la confiance par la machine. La confiance en la machine, c’est ChatGPT, qui est perçu comme un oracle. Il a un statut particulier, celui de la divination. Quand on vous dit « j’ai consulté ChatGPT », c’est exactement de cela qu’on parle.

Éric Salobir : oui, on anthropomorphise cette machine en lui posant des questions. Elle semble dotée de parole, avec un décalage entre une perfection formelle – elle parle bien, donne l’impression d’être argumentée – et son absence complète de sens commun. ChatGPT peut raconter n’importe quoi, c’est un baratineur, mais ce n’est pas un problème. L’homme projette sa confiance dans l’IA comme le peuple avait fait son dieu du veau d’or dans la tradition hébraïque. Ce n’étaient pas les orfèvres qui en avaient fait une idole, mais les gens. Allons-nous collectivement bâtir le même rapport à la technologie ?

Les GAFAM, ces firmes « captalistes »

Michel Bauwens : pour éviter cela, il faut construire de nouvelles institutions qui correspondent à cette réalité virtuelle. Dans le monde open source, on est en fait en train d’en créer, comme les FLOSS Foundations, qui gèrent l’infrastructure collective, non territorialement et souvent de façon démocratique. Je pense par exemple à la Linux Foundation. J’appelle cela des magistères du commun. Cela pourrait s’appliquer aussi à la data, avec des data trust, des data commons et des data cooperative, pour échapper en partie aux GAFAM, ces firmes « captalistes », qui captent notre attention et nos données.

Éric Salobir : on constate en effet un appauvrissement des institutions préexistantes tandis que les nouvelles peinent à se mettre en place. Ces fondations sont formidables, mais malheureusement, elles sont trop à la marge. Pour créer de nouveaux tiers de confiance, je pense qu’il faut trois caractéristiques. La première, c’est l’indépendance, y compris financière, ce qui manque aux fondations libres.

La deuxième, c’est la transparence, que des experts puissent vérifier les algorithmes, les métaprompts dans ChatGPT ou l’utilisation de nos données. Et le troisième, c’est que cette gouvernance soit participative. Et là, monsieur, je vous rejoins largement. Le problème, c’est que nous nous situons à l’échelle mondiale. Ce ne sera pas un mais des tiers de confiance. La question est donc : « quelle sera l’architecture nécessaire pour qu’ils puissent se parler tous ? »

Réseaux sociaux et psychologie des foules

Jean-Gabriel Ganascia : ces piliers que vous avez énoncés me semblent tout à fait essentiels. La confiance se réécrit complètement dans nos sociétés numériques et c’est à nous de redéfinir tous les critères. Vous évoquiez la donnée. La difficulté, c’est qu’elle peut être dupliquée, falsifiée. Il faut donc réfléchir aux procédures que l’on va mettre en œuvre pour, indépendamment de son caractère extrêmement fluide, reconstituer la confiance.

Michel Bauwens : Au-delà de ces enjeux, je crois que nous devons introduire la notion de civilité en ligne, parce que le monde virtuel est très fragmenté. Chacun est dans sa petite tribu d’affinités qui a accès à des informations différentes. Chaque communauté se bat contre les informations qui viennent d’une autre tribu. On ne peut pas créer une société avec cette dynamique.

Jean-Gabriel Ganascia : nous avons bien des communautés, mais non plus au sens ancien, des communautés de personnes condamnées par le destin à vivre au même endroit, avec un devoir de solidarité. Aujourd’hui, ces communautés en ligne sont des communautés d’intérêts. Le problème, c’est la délibération collective. Au sein de ces groupes, on retrouve les concepts de la psychologie des foules de Gustave Le Bon et Freud. Un homme raisonnable devient au sein d’une foule ou d’un réseau social susceptible, agressif, s’enthousiasme d’un rien, etc. Il n’y a plus un espace public mais il y a des espaces qui sont entre le public et le privé.

Covid-19, une crise de confiance « douloureuse pour les scientifiques »

Éric Salobir : nous sommes passés d’un monde d’identité reçue (« je suis untel, fils d’untel ») à un monde d’identité choisie et de multi-identités. Chacun creuse son propre sillon. Si cela donne beaucoup de liberté, cela se fait un peu au couteau et contribue à cette dimension assez agitée, violente de l’espace public.

Jean-Gabriel Ganascia : en témoigne la crise du covid, durant laquelle la confiance s’est effritée et nous autres, scientifiques, l’avons ressenti particulièrement douloureusement à l’époque. Le scientifique par nature, c’est quelqu’un qui doute, mais on était ici face au grand public qui mettait le scientifique en situation d’otage de son propre doute. Il disait que si on n’était pas capable d’affirmer, c’est qu’on ne savait pas, etc.

Michel Bauwens : je ne voudrais pas être trop négatif, mais on est entrés dans une ère de surveillance digitale. Quand je suis sur Facebook, je me sens comme en Chine, c’est-à-dire qu’on ne peut même plus partager des articles scientifiques, ils sont filtrés.

Il y a d’un côté les medias qui sont « monothéistes », dans le sens où ils suivent un narratif dominant et en ligne, les contrôles algorithmiques vous contrent. Même si on a une impression de fragmentation, on a vraiment de grandes difficultés aujourd’hui à avoir la parole. Et le danger, évidemment, quand il n’y a pas de parole, c’est la violence. Va-t-on s’en sortir comme les Romains, par la désagrégation de nos structures ou va-t-on réussir comme au XVIᵉ siècle, où on a trouvé une solution capitale, l’État-nation ?

Médias « monothéistes » contre l’Internet « fragmenté »

Jean-Gabriel Ganascia : au-delà de cette fragmentation par groupes au sein des sociétés, le numérique fait aussi apparaître des clivages entre zones culturelles. J’ai par exemple participé au comité d’éthique de l’Unesco au moment où elle a mis en place l’éthique de l’intelligence artificielle. J’ai donc lu un certain nombre de chartes et je peux vous dire que les conceptions européennes ne sont pas les conceptions américaines ou chinoises.

Éric Salobir : tout à fait. Pour les Chinois, le mal absolu c’est le chaos, ce n’est pas la dictature et cela en dit beaucoup sur leur organisation sociale. Les Américains ont une vision très conséquentialiste. En gros, s’il n’y a pas de class action possible, tout va bien. En Europe, on applique le principe de Kant, « la maxime de vos actes est maxime universelle », ce que vous faites, il faudrait que vous ayez envie que tout le monde le fasse.

Michel Bauwens : même le système technologique est en train de se scinder en deux. Huawei ne peut plus investir ici, les Américains ont une loi qui punit les Américains qui travaillent pour les microchip en Chine jusqu’à quinze ans de prison. Même Internet est en train de se scinder.

À réinventer au niveau national et régional, la confiance dans le numérique au niveau global semble donc des plus hypothétiques.

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