L’affrontement en Arabie-Saoudite entre « Abeilles » et « Mouches » a été popularisé par le documentaire « The dissident »[1]. Cette lutte entre un mouvement d’opposition civile d’un côté et le pouvoir central de l’autre illustre parfaitement les modes d’action et les stratégies employées par différents acteurs dans l’espace cyber, et plus particulièrement la manipulation des réseaux sociaux.

Consciente du risque que les réseaux sociaux peuvent représenter dans un pays où la population est jeune et très connectée, la famille royale saoudienne a su tirer les leçons des effets engendrés par l’utilisation de ces derniers durant les Printemps arabes.

Le Royaume d’Arabie Saoudite est en effet la cible de plusieurs mouvements internes et externes. À l’extérieur, il doit gérer le conflit yéménite dans lequel il s’est embourbé ainsi que les tensions grandissantes avec l’Iran et d’autres États du Golfe. À l’intérieur de ses frontières, la monarchie fait face à plusieurs groupes d’opposition. En premiers lieux, les organisations d’extrémistes religieux. Celles-ci considèrent que la famille royale est corrompue et dévoyée à cause de son extrême richesse et de son alliance avec l’Occident. Parmi les organisations les plus virulentes se trouvent Les Frères musulmans et Al-Qaeda dans la péninsule arabique (AQPA). AQPA a choisi la lutte armée pour s’opposer aux régimes que l’organisation considère comme corrompus et dévoyés. Les Frères musulmans sont déjà passés par la lutte armée, notamment en Égypte, et ont changé leurs modes d’action. Ceux-ci tentent, quand cela est possible, de jouer le jeu électoral comme en Tunisie et en Égypte durant les Printemps arabes. Les Frères ont aussi mis en place leur réseau diplomatique et sont soutenus (voire de connivence) par des États comme la Turquie et le Qatar. Cependant, AQPA et les Frères utilisent les réseaux sociaux comme moyen de communication et de diffusion pour leur propagande et leurs prêches. Ce que l’Arabie Saoudite ne peut tolérer.

Une guerre cyber

Outre les extrémistes, le trône des Saoud doit faire face à des groupes d’opposition considérés comme démocratiques à l’instar du Parti de l’Assemblée nationale (NAAS), fondé en 2020. Il s’agit d’une initiative inédite sous le règne du roi Salmane. Des exilés ont fondé, à l’étranger, un parti politique dissident. Dans leurs rangs, on compte des personnalités telles que l’universitaire Madaoui al-Rachid, le militant Ahmad al-Mshikhs ou bien le fils du prédicateur Salmane al-Ouda, emprisonné en Arabie Saoudite depuis 2017. Des activistes comme Omar Abdulaziz font partie du mouvement de « l’armée des abeilles » ou « Geish al-Nahla » en arabe. Cette armée offrirait une protection cyber aux activistes saoudiens, pour qu’ils puissent s’exprimer librement. Ces militants s’opposent à la monarchie saoudienne en affrontant en ligne les « trolls » employés par le régime, qu’ils ont surnommé les « mouches ». Ce mouvement est engagé « contre la désinformation, l’information sur les violations des droits de l’homme et dans la lutte contre les trolls des médias sociaux prorégime.[2] ». Leur tactique : poster et reposter des tweets et des hashtag pour être dans les meilleures tendances du site et ainsi générer une plus grande visibilité. Pour l’analyste Ben Nimmo, « C’est un jeu de chiffres, une fois que vous avez une tendance, vous atteignez un public que tout le monde ne peut pas atteindre. [3]» Avant sa mort, le journaliste Jamal Khashoggi leur avait fait don de cinq mille dollars et avait tweeté, en utilisant l’hashtag « what_do_you_know_about_bees » ; « Ils aiment leur pays et le défendent avec vérité et des droits ».

Le pourvoir royal ne peut tolérer ni opposition, ni contestation. La monarchie est extrêmement présente dans l’espace cyber – qu’elle souhaite contrôler — et consacre d’importants budgets à son dispositif de surveillance et de réaction. Ainsi, sous la direction du prince héritier Mohammed Ben Salmane (MBS), le gouvernement saoudien a mis sur pied une véritable armée de « trolls ». Cette force est chargée principalement d’harceler une cible sur un réseau social pour la discréditer aux yeux des autres utilisateurs. Les objectifs sont aussi de donner l’illusion d’une forte base militante ou encore d’envenimer des débats afin d’en déplacer le sujet central. « Il ne s’agit pas simplement de promouvoir une certaine perspective, mais aussi de compliquer l’accès à une information précise dans une mer de désinformation », précise Mohammed Kassab, collaborateur égyptien au DFR Lab, le laboratoire d’analyse numérique du think tank américain Atlantic Council.

La Majesté des mouches

En Arabie Saoudite, l’organisateur des campagnes sur Internet était Saoud al Qahtani, surnommé « Sa Majesté des mouches ». Saoud al Qahtani est l’un des hommes de confiance du prince Mohammed Ben Salman. Il l’a soutenu dans son ascension vers le titre d’héritier de la couronne. Il était aussi présent lors de la détention au Ritz-Carlton hôtel, en 2017, d’une partie de l’élite saoudienne. Cet événement a été annoncé au public comme une opération de lutte anticorruption. Dans les faits, les personnes incarcérées ont subi des pressions pour qu’elles acceptent de céder des biens ou des sommes d’argents obtenues de manières illégales. À la tête de son armée de trolls et de hackers, il a servi les intérêts de MBS en promouvant sa propagande et en s’attaquant à ses adversaires sur Internet. Mais depuis l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi en octobre 2018, Qahtani a disparu de la scène publique. Selon les services de renseignements occidentaux et turcs, il serait l’un des organisateurs de ce meurtre. Ce qui pourrait faire de Jamal Khashoggi la première victime connue de cette cyberguerre. Plusieurs officiels Saoudiens interrogés par le journal The Guardian ont déclaré « Ce n’est pas un secret pour son entourage ni pour ses amis qu’on ne lui a dit (MBS) de laisser les choses en suspens pendant un certain temps et d’attendre que ça se calme. Rien n’a changé, sauf que plus personne ne le voit.  ». Cependant, malgré la disparition de « Sa Majesté des mouches », les opposants à la monarchie wahhabite et à MBS continuent d’être traqués sur Internet. En effet, le gouvernement saoudien a passé plusieurs contrats avec des entreprises privées, notamment israéliennes comme la compagnie NSO, afin de disposer des meilleures armes cyber. L’Arabie Saoudite aurait notamment acquis et utilisé le fameux logiciel d’espionnage Pegasus.

[1] Sorti en 2020, de Mark Monroe et Bryan Fogel, ce film-documentaire aborde l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi et de la mainmise de MBS sur le cyber saoudien.

[2] https://yac.news/blogs/news-translated-french/le-gouvernement-saoudien-reprime-le-mouvement-des-abeilles

[3] https://www.washingtonpost.com/world/saudi-electronic-army-floods-twitter-with-insults-and-mistruths-after-khashoggis-disappearance/2018/10/19/98044874-d311-11e8-a4db-184311d27129_story.html

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