
La Russie et l’approche informationnelle
Depuis quelques années, la Russie défraye la chronique à la faveur des différentes opérations informationnelles qu’elle mène, avec plus ou moins de succès et de discrétion, afin d’influencer les populations comme elle l’a fait en Ukraine à l’occasion du conflit du Donbass. Si les tentatives d’ingérences russes menées lors des élections américaines de 2016 ont fait couler beaucoup d’encre, le spectre de ces campagnes d’influence a hanté les scrutins présidentiels français et allemands, le référendum relatif au Brexit ou encore celui organisé par le gouvernement indépendantiste catalan le 1er octobre 2017.
Plus récemment encore, on a vu la main du Kremlin dans des campagnes de désinformation touchant au COVID-19, dans le mouvement « Frapp France dégage » au Sénégal, mais aussi dans plusieurs autres pays d’Afrique, parmi lesquels la Centrafrique, Madagascar, le Soudan et le Mali, pays où des forces de sociétés de mercenariat comme Wagner sont également présentes.
Dans ce contexte, il est intéressant d’observer l‘évolution de l’approche Russe du concept informationnel et de son utilisation à des fins géopolitiques, dont la déstabilisation.
Un concept ayant connu une lente maturation
Si les opérations d’influence russes occupent aujourd’hui le devant de la scène et utilisent largement le cyber, les potentialités de telles actions menées de façon traditionnelle figuraient déjà dans un texte qui, rédigé en 1927 par Shil’bakh et Sventsitskiy, portait sur le renseignement militaire et soulignait l’intérêt d’influencer les opinions de la population pour favoriser le déclenchement de soulèvements populaires. Plus tard encore, le concept de Maskirovka sera utilisé dans la Seconde Guerre mondiale. Relatif aux méthodes de camouflage, de dissimulation et de tromperie appliquées à la sphère militaire soviétique, il amène à réfléchir en trois, voire en quatre dimensions. Cette approche sera particulièrement utile dans un recyclage conceptuel appliqué aux conflits modernes, souvent appelés hybrides.
Beaucoup plus près de nous, on a pu observer l’importance que la Fédération de Russie attache au volet informationnel, rapidement conçu comme comportant un double volet, technique et cognitif. Cette approche ressort clairement du discours prononcé en 2007 par Vladimir Poutine qui a indiqué que « la notion de « soft power » est de plus en plus utilisée. Cela implique une matrice d’outils et de méthodes pour atteindre les objectifs de politique étrangère sans recourir aux armes mais en exerçant des informations et d’autres leviers d’influence ». Qu’il s’agisse de la doctrine russe concernant la défense des systèmes d‘informations russes, ou la doctrine militaire de 2010, les forces non militaires intégrées et les moyens militaires font partie intégrante des conflits armés modernes.
Cette évolution de la pensée s’est illustrée dans le conflit ukrainien mais aussi dans des écrits russes, notamment ceux de Chekinov & Bogdanov qui, publiés en 2015 en plein conflit ukrainien, évoquent la « New Generation War ». Si ces textes font date, on a noté l’émergence de notions de « guerre hybride », de « mesures hostiles », de « coercition inter domaine » et de « tactiques de la zone grise ». Ces termes font tous référence à l’utilisation d’armes informationnelles dans les conflits, parfois en amont de phase cinétique, parfois de façon concomitante, faisant ici un écho à la « ni guerre, ni paix » du traité de Brest – Litovsk de 1918.
Plus récemment, la doctrine militaire de 2014 a expliqué que l’emploi concomitant de la force militaire, de menées politiques, économiques, informationnelles et d’autres mesures non militaires généralisant le recours au potentiel de protestation de la population doivent être pensés conjointement avec l’utilisation des forces d’opérations spéciales. En outre, en évoquant « l’utilisation des technologies de l’information et de la communication dans les domaines militaire et politique afin de saper, de porter atteinte, à la souveraineté, de violer l’intégrité territoriale des États », la doctrine de sécurité de l’information russe de 2016 évoque directement l’influence et la désinformation par des opérations informationnelles et d’influence ainsi que par les moyens cyber. Enfin, dans son discours devant l’académie des science en 2019, le Général Guerassimov a parlé de la défense active russe en suggérant la primauté des mesures non militaires sur la puissance des armes, même si celles-ci ne sont mises en œuvre que lorsque les moyens militaires classiques ne permettent pas d’atteindre les objectifs impartis.
L’intégration des opérations d’influence dans les conflits et leur utilisation au service de projets géopolitiques marquent une évolution claire de la réflexion stratégique russe. En outre, cette approche présente le double avantage de permettre une projection de puissance efficace et relativement peu coûteuse tout en autorisant l’usage du « brouillard de la guerre », cher à Clausewitz. Plus que jamais, le doute sur l’attribution d’un acte politique favorise symétriquement le « déni plausible » coutumier de la diplomatie russe.
Un déni plausible renforcé par la multiplication des acteurs
Si ce déni plausible est récurrent dans la dialectique du Kremlin, il devient particulièrement facile à utiliser dans le cadre d’opérations d’influence. En effet, ces dernières peuvent être menées par des services d’États (au titre desquels le GRU et le FSB auxquels plusieurs sociétés de cyber sécurité rattachent les groupes APT 28 et 29) comme par des groupes plus ou moins indépendants, délicats à rattacher directement au pouvoir russe. De plus, des sociétés et des acteurs privés réputés proches de sociétés de mercenariat comme Wagner peuvent intervenir au même titre que le Kremlin. Peuvent ainsi être cités l’Internet Research Agency (IRA), connue pour être derrière la ferme aux trolls d’Olgino, et l’incontournable Yevgeny Prigozhin. Cet oligarque est d’ailleurs largement impliqué dans les opérations d’influence menées sur le continent africain. Enfin, cette multiplication des acteurs permet d’envisager les opérations d’influence à une échelle globale en termes de spectre de populations. Ainsi, dans le cas Centrafricain, des journalistes locaux ont été payés pour écrire ou pour produire des reportages radio au service d’intérêts globaux. Il en va de même de Lion Bear, un dessin animé destiné aux enfants, qui vante le courage et la légitimité de l’action russe et stigmatise les “manquements” et soutiens douteux des Occidentaux. Par la suite, en mai 2012, le film d’action « Turist », a été projeté au stade de Bangui devant 20 000 spectateurs. Dans cet opus, des hommes d’armes russes protègent la population contre des rebelles violents et immoraux appuyés par les Occidentaux.
Ces exemples témoignent d’une approche globale qui fait appel à une diversité de supports et ne se contentent pas d’utiliser et de renforcer les argumentaires issus de contextes locaux perturbés. Les moyens de production et de diffusion dont il est fait usage augmentent la visibilité et la force de persuasion des propos. Tel a été le cas, de partages, de reprises et de diffusions des propos de Kémi Séba dont le discours s’appuie sur des leviers exaspérant les tensions entre les autorités locales et la France.
L’approche informationnelle résulte d’une maturation longue qui a tiré parti des opportunités offertes par l’explosion des nouvelles technologies, aux premiers chefs desquelles Internet. En permettant de créer rapidement et à relativement peu de frais des plateformes de partage et de communication, la toile a offert une réelle opportunité que d’aucuns ont su saisir tout en se réservant la faculté de recourir aux moyens de communication classique que sont la presse, la télévision et la radio (particulièrement utilisée sur le continent africain). Enfin, l’utilisation de stratégies d’influence modernisées grâce aux avancées de la technologie a ouvert la voie à une profusion d’actions qui savent mobiliser une grande diversité de méthodes pour susciter la viralité et la persuasion d’individus et de publics préalablement ciblés. Il est désormais possible d’envisager que, dans un avenir très proche, ces opérations seront optimisées, qu’elles s’inscrivent dans une période de paix, de guerre ou simplement dans un contexte économique particulièrement concurrentiel.
Pour en savoir plus : Influence et manipulations, Christine Dugoin-Clément
https://livre.fnac.com/a15941223/Christine-Dugoin-Clement-Influence-et-manipulations?oref=00000000-0000-0000-0000-000000000000&storecode=101&Origin=SEA_GOOGLE_PLA_BOOKS&esl-k=sem-google%7cng%7cc258157034827%7cm%7ckpla297361043185%7cp%7ct%7cdc%7ca60051878344%7cg1266443476&gclid=Cj0KCQiAnuGNBhCPARIsACbnLzrrZ2JGg5ospRX3xXEnXGekUwUz8t4EecHHjKjlfOeii6I2IBj-xN4aAn45EALw_wcB&gclsrc=aw.ds
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