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La Souveraineté nationale à l’âge de la défense des réseaux (par Guy-Philippe Goldstein)

Depuis la fin de la guerre de Trente ans et le traité de Westphalie en 1648, l’Etat est le socle des relations internationales. La souveraineté repose sur un pouvoir, celui de l’Etat, dont la volonté est indépendante des autres Etats – sinon, il n’est plus souverain. Mais l’indépendance de cette volonté, comment est-elle défendue dans les faits ? Cela revient à poser deux questions : comment créer de la richesse, à la base du développement de l’Etat ? Et comment défendre militairement cette richesse ?

Aux temps préindustriels, la réponse est simple. Dans une économie de subsistance, l’essentiel des richesses est tiré de l’exploitation de la terre agricole, une ressource limitée. On demeure puissant parce que l’on est capable d’établir des frontières qui protègent ces terres agricoles et leurs richesses : c’est ce que consacre le traité de Westphalie. On rajouterait, à la suite du grand sociologue et historien américain Charles Tilly, que l’on augmente sa richesse parce que l’on peut accaparer les terres de l’autre. L’armée, instrument de la violence de masse, menace la terre agricole de l’autre côté de la frontière. Elle est l’outil de pouvoir par excellence de la souveraineté nationale. Le développement de la puissance de la Prusse au cours du XVIIIème siècle par l’augmentation et la modernisation de son armée illustre parfaitement cette stratégie préindustrielle.

La révolution numérique remet profondément en cause ces principes. La richesse y est créee dans les réseaux d’information, qui peuvent croître sans limite tant que les connexions se multiplient. De facto, l’économie des réseaux consacre l’interdépendance. Certes, le phénomène était déjà apparu avec la révolution industrielle, et l’importance nouvelle accordée aux échanges commerciaux internationaux. Mais après 1945, il s’était associé au de développement l’arme nucléaire, ultime instrument de la violence de masse. Pour une puissance comme la France, l’arme nucléaire renforce la souveraineté. Une fois la capacité acquise tant après les premiers tests nucléaires que la mise en service du Mirage IV, la France peut quitter le commandement militaire unifié en 1966 tout en continuant une coopération inscrite dans les accords Ailleret-Lemnitzer. Il y a là une forme d’équilibre entre indépendance et interdépendance.

L’irruption du cyberespace là aussi bouleverse les calculs. L’armée nucléaire appartient encore à l’univers du « hardware » : une fois acquise, la « machine atomique » n’a pas besoin d’une constante mise à jour et peut jouer son office d’instrument de dissuasion pendant plusieurs années sans nécessité d’un effort de coopération internationale. A l’inverse, le cyberespace est un environnement qui voit apparaitre de nouvelles générations de cyber-armes tous les 18 mois – en même temps qu’un développement accéléré du champ d’application et de l’hétérogénéité logicielle de la surface d’attaque. L’avantage dans l’obtention de la meilleure information sur l’adversaire nécessite le réseau d’information le plus large et le plus dense. Ainsi émerge un « WhiteNet » informel de la cyberdéfense occidentale. Celui-ci mêle coopération des Etats selon des cercles concentriques de confiance autour desquels se tissent des échanges avec des instituts universitaires, des groupes privés et même des hackers « freelance » rejoignant des plateformes de « bug bounty ». Ce réseau renouvèle et renforce le concept de sécurité collective.

Dès lors, comment défendre sa souveraineté ? C’est-à-dire, comment bâtir un système d’influence dans ce réseau d’interdépendance afin de préserver ses intérêts les plus vitaux tout en participant aux échanges réciproques ? De petits pays comme Israël ou l’Estonie montrent peut-être l’exemple. Dans le réseau, la richesse ne se construit pas en élevant des frontières et en y protégeant sa ressource limitée. Tout le contraire. Dans un réseau, la richesse se construit en suivant la loi de Metcalfe : plus un nœud est connecté, plus il a de la valeur. Si les liens sont choisis selon la pertinence de l’apport (et non pas imposé par la force, ce qui dénaturerait le réseau d’information) – alors la conclusion économique, militaire et politique, c’est que le nœud qui contribue le plus aux autres est celui qui a le plus de valeur. Ou dit autrement, plus le petit pays est utile aux autres, plus il sera considéré dans le jeu d’interdépendance avec les grands frères (l’Amérique, l’OTAN..) et mieux seront préservés ses intérêts vitaux.

Etre le plus « utile » au sein d’un réseau d’information implique un effort et une focale particulière sur l’innovation numérique. C’est à nouveau ce que l’on voit en Estonie et en Israël. Pour des raisons stratégiques, l’échelon politique a décidé dès les années 1990 de faire du développement numérique la priorité nationale. Cette focale passe par une introduction au plus tôt à l’informatique ; une sélection des meilleurs talents vers les unités d’élite cyber détectés plusieurs années avant le service militaire ; et surtout une orientation économique autour des petites unités que constituent les startups, supérieures aux grandes organisations pour faire naitre l’innovation de rupture. Même au sujet de la cyberdéfense, un pays comme Israël préfère que ses anciens jeunes officiers aillent monter une startup plutôt que rester dans les services. En Estonie, pareillement, l’accent mis sur ces petites structures en fait l’un des pays avec le plus grand nombre de startups par habitants. Le financement de ces structures se fait par un appel au financement VC, en particulier étranger. Celui-ci offre via le « smart money », souvent piloté par un ancien entrepreneur, à la fois l’expérience irremplaçable du développement d’une petite structure éminemment fragile – en même temps que l’accès aux réseaux internationaux. Le financement VC représente ainsi 1.0 % du PNB de l’Estonie et 1.5% de celui d’Israël – contre 0.1% d’un pays comme la France. L’enjeu derrière n’est pas la création de « pépites » nationales, mais celles du financement et du développement d’un écosystème humain, c’est-à-dire un réseau de talent, composé d’informaticiens et d’entrepreneurs, potentiellement dual civil/cyber, et constituant le cœur de cette nouvelle puissance à l’âge numérique.

Seul le développement de cet écosystème connecté, influent par son ingéniosité et son « utilité » envers les autres puissances, permet la garantie d’une influence supérieure, et donc la préservation des intérêts particuliers de la Nation. Telle est l’une des stratégies majeures d’influence dans ce nouveau siècle numérique, marqué par les nouvelles et profondes interdépendances fruits du réseau mondial.

 

Guy-Philippe Goldstein est Professeur à l’Ecole de Guerre Economique, Advisor pour PwC France

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