En ces années 10 du XXI ième siècle, l’Internet, réseau des réseaux affirme son rôle de moteur économique de création, de transfert et de concentration de valeur de nos sociétés.

Face à cette mutation en accélération constante, sans équivalent dans l’histoire du monde, les nations se distinguent par la maîtrise de leur destin sur les réseaux informatiques : leur souveraineté numérique.

Cette souveraineté est tout à la fois politique : c’est la mesure de l’implication des états dans la gestion du réseau ; et économique : elle se détermine par l’existence d’une nouvelle forme d’entreprise consubstantielle à l’âge d’Internet : le résogiciel.

Le résogiciel se constitue en un réseau de services informatiques coordonnés (moteur de recherche, carte, agenda, navigateur, calendrier, courriel, traducteur, hébergement de vidéos, traitement de texte, sauvegarde à distance, etc…), qui déploie ses propres infrastructures (fermes de serveurs) et ses propres réseaux (câbles sous-marins, fibres optiques, serveurs implantés dans les réseaux de télécommunications), qui dispose de sa propre plateforme de gestion de services numériques (applications, sources audio, vidéo, livres, tel iTunes), de son propre système d’exploitation qui pilote toutes les machines et dispositifs connectés au réseau (mobile, tablette, ordinateur mais aussi électroménager, robots et voiture, le meilleur exemple est Android) et enfin propose ses propres terminaux.

Le résogiciel est extraordinairement pratique et utile et il séduit naturellement le public. Ce qui est bien mérité ! Il se retrouve ainsi en concentrateur final de la valeur générée et appropriée par le réseau.

Par la loi des réseaux – qui fait aller la puissance à la puissance – il est animé d’une dynamique irrésistible qui l’amène à se substituer à l’Internet libre et ouvert d’antan pour proposer des écosystèmes fermés tout à la fois pratiques et dangereux.

Pratiques, chacun sait pourquoi : nous les utilisons avec bonheur tous les jours. Mais dangereux aussi : par la captation de nos données et par leur omnipotence transversale, ils se désignent comme vainqueur par K.O. de toutes nos industries et de nos services.

Dangereux également parce que le web quasi libre d’antan, accessible sans entrave par n’importe quelle machine de bureau devient un web filtré et intermédié par les applications et le système d’exploitation du terminal mobile.

Les résogiciels sont les nouveaux empires privés. Ils prennent appui sur leurs nations d’origine dont ils accroissent et étendent la domination. Ce n’est pas la première fois que des entités économiques originales partent à la conquête de nouveaux territoires pour leur compte et celui de leur pays.

La création des sociétés par actions au début du XVII ième siècle, notamment les Compagnies des Indes, a été un moteur essentiel de l’expansion économique hollandaise puis anglaise. Par la suite les personnes morales se sont imposées pour aujourd’hui rivaliser avec les nations : au début du XXI ième siècle, en classant les pays et entreprises par revenu de l’impôt ou chiffre d’affaires, on ne trouve que trente pays contre soixante-dix entreprises dans les cent premiers !

Les résogiciels sont aux XXI ième siècle ce que les compagnies des Indes ont été au XVII ième : un formidable aspirateur de valeur au service d’intérêts privés, militaires et nationaux confondus.

La souveraineté numérique s’exprime donc par le droit et par l’activité économique qui s’incarne de façon déterminante par le résogiciel. On peut ainsi dessiner les contours, toujours approximatif et toujours en mouvement, de trois grands sous-ensembles :

Le premier Internet a réalisé l’alliance entre le réseau et l’État pour former une symbiose ouverte sur le monde, démocratique, expansionniste et compétitive. Le fondement en est le mercantilisme et la puissance impériale : des résogiciels d’envergure désormais mondiale en assurent la croissance. L’intérêt commercial prime notamment sur le droit des données et ses résogiciels ne cessent d’accroître leur emprise et leur influence sur le système politique. Il s’agit bien entendu des États-Unis avec des entreprises comme Google, Apple, Amazon ou Microsoft mais aussi de la Corée du Sud avec Samsung.

Le second Internet a également constitué un partenariat organique entre l’État et le réseau. Il s’est affirmé par la constitution d’une membrane l’isolant partiellement de l’Internet mondial, par la privation de liberté des citoyens et par la culture en serre – sur un marché intérieur considérable – de géants des services numériques, potentiels résogiciels mondiaux pour certains. Il s’agit de la Chine avec des entreprises comme Tencent ou Alibaba. Mais aussi de la Russie avec Yandex et Vkontakte.

Le troisième Internet n’a pas pris conscience dans les faits de la puissance du réseau. L’État et le réseau ont des destins séparés. La préoccupation ministérielle, ici où là, se concentre, tel un folklore issu du siècle passé, sur la création de jeunes entreprises du secteur qui sont autant de fonctionnalités futures ou de services à adjoindre à un résogiciel désespérément absent. La législation ouverte, et le plus souvent démocratique, livre les citoyens de ces nations au pillage légal de leur vie privée et de leur activité économique. Il s’agit de l’Europe, du Japon, du Canada, du Mexique, de l’Australie, du Moyen-Orient, de la plupart des pays d’Afrique, d’Amérique centrale et du Sud. Ce Tiers-Internet est le buffet gratuit et le backyard de nos amis américains et désormais chinois.

La situation de ce Tiers-Internet ne sera pas tenable. La révolution numérique est en effet extrêmement brutale, après une phase lente et discrète, comme le sont les exponentielles. Un emploi sur deux du tertiaire sera remplacé par les machines en réseau d’ici vingt ans. Ce que la mondialisation a fait aux classes populaires, l’Internet va le faire aux classes moyennes. Nos sociétés matures seront menacées, les économies des pays émergents seront coupées dans leur élan. Il est impératif d’imaginer notre futur avant qu’il nous arrive !

Comment faire ? La réponse ne réside ni dans le premier Internet qui privatise les données personnelles et corrode ainsi les libertés individuelles et les droits civiques, ni dans le second, directement privatif de libertés politiques et attentatoire aux droits fondamentaux.

La réponse est dans notre tradition de liberté et de démocratie. Il faut faire de nos libertés, l’arme de notre compétitivité. Notre droit français, puis européen, doit redéfinir le statut des données pour permettre tout à la fois la protection des individus et les gains de productivité de l’analyse des données massives. C’est possible.

Nous devons aussi créer le système d’exploitation souverain du réseau. Ce système n’est pas celui d’un simple ordinateur comme les systèmes d’exploitation traditionnels, on pense à Windows par exemple, mais le logiciel pilotant toutes les machines accédant au réseau. C’est ce qu’est en train de devenir Android : parti du mobile, nous le retrouverons partout.

Ce système d’exploitation (OS pour reprendre l’acronyme anglo-saxon d’operating system) souverain est la clef de l’inscription de nos lois dans le code et fonde ainsi les bases mutualistes d’un résogiciel ouvert et libre.

Par le droit des données et ce résogiciel libre fondé sur l’OS souverain, nous rentrons dans le jeu. Non pas en tentant de reproduire une concurrence indépassable mais en imaginant le coup d’après, forcément ouvert et collaboratif.

Ainsi, nous traverserons cette transition avec une chance de nous en sortir, nous en vivrons certes les épreuves mais bénéficierons, en contrepartie, directement des phénoménales opportunités qu’apporte l’âge du réseau.

Notre modèle s’exportera au sein du Tiers-Internet. Notre exemple aidera aussi les associations de droits civiques du premier Internet et les forces contestataires du second. Depuis des siècles, la liberté est contagieuse et, cette fois-ci, elle aura la puissance du réseau.

Pierre Bellanger

Fondateur et président du groupe Skyrock

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