Le 24 février dernier, l’armée russe a envahi l’Ukraine par plusieurs axes et a notamment pris pour cible Kharkiv, seconde plus grande agglomération du pays. Située à une quarantaine de kilomètres de la frontière, cette dernière est une ville mixte peuplée de russophones et d’ukrainophones. Dans cette métropole d’un million et demi d’habitants, la population s’est organisée pour résister à l’offensive de Moscou. Certains ont pris les armes pour soutenir l’armée, d’autres ont rejoint les équipes médicales ou les groupes de volontaires chargés du ravitaillement et de l’aide humanitaire. Quelques-uns cependant, comme Arty et Nikolay, ont choisi de s’engager sur un autre front, celui du cyberespace.

(Leur récit, raconté ci-après, est le fruit d’un entretien accordé pour inCyber le 1er avril dernier).

Respectivement âgés de trente et trente-trois ans, Nikolay et Arty sont les dirigeants de « Sherwood service », dernier magasin d’électronique encore en activité dans la ville de Kharkiv. Malgré la situation, les deux amis ont décidé de continuer leur travail. Ils réparent des téléphones, des ordinateurs et autres gadgets électroniques pour l’armée, les volontaires ou tous ceux dans le besoin.

« La première semaine de l’invasion, tout le monde était stressé et sous le choc. Nous étions collés aux médias vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Nous nous sommes dit que nous devions faire quelque chose sinon nous allions devenir fous. C’est pour cela que nous avons recommencé à travailler. À présent, nous nous sentons mieux, nous nous sentons utiles et notre rage de vaincre nous aide à tenir. »

Leur lieu de travail est devenu à la fois leur maison et leur abri. En règle générale, la journée de travail commence vers huit heures et demie du matin, mais les premiers appels peuvent arriver bien plus tôt, dès six heures. La journée se poursuit jusqu’à six heures du soir, voire plus en fonction des besoins de leurs clients. Mais face à la situation, ils ne peuvent pas se permettre d’avoir des horaires fixes, car selon eux, « les gens ne peuvent pas survivre sans moyen de connexion et de communication, en particulier les combattants. »

Leur lieu de travail : nouvelle maison, nouvel abri

Si tous les employés de « Sherwood service » ne sont pas restés, certains essayent de faire de leur mieux pour soutenir le magasin par tous les moyens. L’entreprise, qui possède un dépôt de pièces de rechange dans l’ouest du pays, continue son activité. Mais le principal problème reste la logistique, avec l’acheminement des produits qui devient de plus en plus difficile. Il faut en moyenne une semaine pour que les commandes arrivent, parfois plus.

Les jeux vidéo pour combattre la propagande russe

En dehors de leurs devoirs professionnels, Nikolay et Arty essayent de trouver du temps libre pour se changer les idées. Grands amateurs de jeux vidéo, ils jouent sur PC, notamment à Counter Strike. Cependant, leurs activités de gamers ne s’arrêtent pas au divertissement personnel. Ils utilisent aussi les jeux vidéo en ligne pour combattre la propagande de Moscou. Avec d’autres passionnés, ils ont formé une équipe ukrainienne et essayent de jouer contre des joueurs russes afin de leur parler de la situation en Ukraine, de la souffrance des habitants de Kharkiv.

« Nous leur disons que nous résistons aux envahisseurs russes et que nous n’avons pas besoin d’être libérés. Nous n’avons besoin de personne ici, nous sommes chez nous, nous vivions en paix et maintenant nous essayons de faire entendre notre voix en Russie. » Selon eux, beaucoup de Russes ne comprennent pas ce qui est en train de se produire en Ukraine.

« Quand on communique avec des joueurs russes à travers nos jeux vidéo, beaucoup supportent l’invasion russe. Je dirais que 30 % d’entre eux sont ouverts à la discussion, mais les autres 70 % deviennent rapidement agressifs, ils ne croient absolument pas ce que nous leur racontons. Les Russes n’aiment pas le nom de notre équipe, car il est tiré d’un slogan très populaire, anti-poutine, qui a été créée par des fans de notre équipe de foot à Kharkiv, les Metalist. Lorsqu’ils voient notre slogan, ils savent à qui ils font face. » (Arty).

Arty

Nikolay

Pour Nikolay, il est fondamental de communiquer directement avec eux. « Nous essayons de communiquer avec les Russes pour qu’ils sachent ce qu’il se passe ici, mais c’est le seul objectif de notre action. Nous voulons qu’ils comprennent qu’ils sont aussi responsables. Car les Russes sont différents de nous. Nous sommes Ukrainiens, nous sommes une nation et nous savons que nous pouvons accomplir beaucoup en tant que tel. Mais les Russes nous répondent qu’ils ne peuvent rien faire, qu’ils ont peur du système, de Poutine, de leur gouvernement. Mais nous leur disons non, vous devriez vous sentir responsables et au minimum essayer de faire quelque chose. »

Les deux joueurs et leur équipe ne possèdent pas de site ou de plateforme spécifique pour lutter contre la propagande russe sur Internet. Ils utilisent des contacts privés, des joueurs rencontrés en ligne et demandent aussi l’aide de gens de Kharkiv, dont beaucoup ont de la famille et des amis en Russie.

« On essaye de communiquer avec leurs proches, leurs amis pour expliquer la réalité de la situation dans notre ville. Selon eux, les gens en Russie ne savent pas du tout ce qu’il se passe ici dû à une importante et efficace propagande médiatique orchestrée par le Kremlin. Il serait extrêmement difficile pour les citoyens russes d’accéder à d’autres sources d’information que celle proposée par le régime. »

« Il y a une chose vraiment étrange avec les Russes avec lesquels nous avons eu des contacts. La plupart d’entre eux sont plus enclins à croire les médias russes plutôt que leurs proches ou leurs familles. Nous leur disons qu’ils doivent écouter autre chose que la télévision, qu’ils doivent trouver d’autres sources d’information, qu’ils essayent de penser par eux même, d’analyser. » (Nikolay)

Les deux activistes reconnaissent qu’il est difficile de publier des choses sur les réseaux russes, à commencer par Facebook, Télégram ou Instagram. Le contrôle de l’information y est très fort, un message publié est supprimé ou disparait très rapidement.

Rapport de force inégale

La guerre de l’information entre l’Ukraine et la Russie est particulièrement intense et violente. Dans les deux camps, beaucoup de médias, de supports ont été créés, notamment des chaînes YouTube spécifiques pour diffuser une certaine version des événements. L’utilisation intensive des réseaux sociaux permet aux belligérants de diffuser rapidement leurs messages sans passer par les médias traditionnels, ce qui complique le travail des journalistes pour vérifier les faits. Pour la Russie, il s’agit d’intervenir militairement pour protéger les russophones du pays et de « dénazifier l’Ukraine » et de combattre les fascistes. Moscou met notamment en avant le bataillon Azov, un groupe armé composé de nationalistes ukrainiens.

Les deux gérants du magasin reconnaissent qu’il “s’agit seulement de l’un des nombreux bataillons qui ont été créés en 2014/2015. À cette époque, nous n’avions pas vraiment d’armée. En 2014, ceux qui se sont battus étaient surtout des volontaires comme ceux d’Azov. Notre conclusion est que l’imagination russe est très fertile. Ils peuvent inventer n’importe quoi. Ils nient l’existence de l’Ukraine, de notre identité, c’est pourquoi ils nous appellent nazis. Nous supportons les gens qui se battent. Kharkiv est une ville russophone et il n’y a aucun problème avec ça. Avant 2014, tout allait bien. Nous n’identifions pas Azov comme des extrémistes, c’est juste un bataillon. Ils ont été parmi les premiers à se battre et ils sont très populaires. Ce sont d’excellents combattants. Selon nous, lorsque la Russie rencontre un ennemi fort, comme Azov, elle crée une propagande pour les saboter, pour créer une mauvaise image.”

Nikolay et Arty avouent que le rapport de force est assez inégal. Malgré l’aide de hackers du monde entier, ils reconnaissent les capacités des cyber-unités de l’armée russe. « Ils ont d’importants moyens, sont très bien formés et font beaucoup de dégâts avec leurs cyberattaques et la diffusion en masse de leur propagande ».

“L’armée russe sait faire une excellente promotion d’elle-même sur Internet. Par exemple, si elle utilise un nouveau blindé ou char, il y aura beaucoup d’articles et de reportages pour vanter les qualités de cet armement. Ils savent se rendre populaires. Ils disent avoir les meilleurs blindés, équipements de missiles, tout ce qui vient de Russie, c’est le top ! Même les Américains le pensent ! Ils savent créer des espaces informationnels dans lesquels les gens sont vite enfermés et ont l’illusion d’avoir plusieurs angles de vues différents. La Russie possède différentes technologies pour façonner l’opinion des populations dans le cyberespace, il arrive à créer l’illusion d’offrir différents points de vue.” (Nikolay)

Malgré la différence de rapport de force, les deux gamers de Kharkiv affirment qu’ils continueront de se battre contre la propagande russe jusqu’à la fin.

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