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Souveraineté étatique et blockchain

Les applications de la blockchain sont multiples. Si le volet monétaire est de loin le plus avancé et le plus médiatique, la technologie permet d’aller au-delà des seuls crypto-actifs. C’est bien la souveraineté au sens large qui pourrait se voir bouleversée par cette technologie.

Avec la mondialisation des échanges puis l’avènement du numérique, la souveraineté exercée par les États, qui était essentiellement d’essence territoriale, s’est diluée. Les frontières sont devenues poreuses. Une entreprise peut désormais étendre son influence sur un autre territoire que le sien, notamment en collectant les données de tout citoyen utilisant sa plateforme, à l’instar des GAFAM américains et des BATX chinois. L’émergence de la blockchain, qui devrait bouleverser de nombreux usages et monopoles, ne fait que renforcer cette tendance.

La blockchain, menace réelle à la souveraineté westphalienne

Le traité de Westphalie de 1648 définit le concept de souveraineté par 3 principes clés :  la souveraineté extérieure, la souveraineté intérieure et l’équilibre entre les États, faisant ainsi naître la notion de frontière moderne. En résumé, la souveraineté d’un État consiste en sa capacité de légiférer librement sur son territoire et de n’être subordonné à aucune autre entité. Des principes largement remis en cause par l’apparition du « droit d’ingérence », la mondialisation des échanges, la montée en puissance d’organisations multinationales, le développement des législations à visée extraterritoriale et la mutualisation de certains monopoles régaliens, comme celui de battre monnaie. Les pays européens ont ainsi abandonné ce symbole majeur de la souveraineté à une entité supérieure, la Banque centrale européenne (BCE). Si la dilution de la souveraineté étatique n’a donc pas attendu l’émergence de cette technologie, celle-ci devrait cependant l’accélérer en remettant en cause certaines prérogatives jusqu’alors dévolues aux États.

Les enjeux de souveraineté monétaire

La blockchain, grâce notamment au Bitcoin, la plus ancienne des cryptomonnaies et la plus connue, permet de créer une monnaie supranationale, sans le tiers de confiance que représente la banque centrale.

En juin dernier, le Salvador a ainsi fait du Bitcoin une monnaie ayant cours légal[1]. D’autres pays de la région pourraient suivre et accepter de perdre volontairement tout ou partie de leur souveraineté monétaire. Si la motivation de ces pays est parfois teintée d’opportunisme, elle peut aussi traduire une certaine défiance au dollar, omniprésent en Amérique latine. Bien que son caractère volatil puisse en faire fuir plus d’un, le Bitcoin représente aussi un espoir et un refuge pour certaines populations dont l’économie est fragilisée soit par une instabilité financière, soit par une hyperinflation.

Outre le Bitcoin, d’autres projets prévoient d’utiliser la technologie blockchain pour créer une monnaie supranationale. Facebook tente ainsi de s’engouffrer dans ce rêve de monnaie mondiale avec le Libra, devenu Diem[2]. Mais la réaction des États[3] face à ce crypto-actif, de même que le retrait de nombreuses organisations bancaires, pourrait bien remettre en cause le projet.

Les enjeux de souveraineté non monétaire

Même si les cas d’usage non monétaires de la blockchain sont plus nombreux, ils sont aussi plus difficiles à cerner car il existe, à ce jour, peu d’applications pratiques. On peut néanmoins citer la cybersécurité, où la blockchain peut contribuer à la confidentialité et à l’intégrité des échanges et des données, celui de la notarisation, où la technologie permet de garantir l’intégrité d’un document (comme un diplôme) ou d’une transaction, ou bien encore celui du vote électronique[4], pour garantir l’intégrité d’un scrutin. Autant de cas d’usage qui remettent en cause le rôle de tiers de confiance que jouent les États ou ses représentants, dès lors que la blockchain utilisée est publique et non soumise au contrôle d’un État.

À l’inverse, un renforcement de la souveraineté est aussi possible si une blockchain privée, dite de consortium, est développée par un État ou une entité comme l’Union européenne (UE), qui en aurait de fait le contrôle et y bénéficierait d’un accès réservé. Bien que les puristes de la blockchain voient dans cette solution une dégradation de l’essence même de cette technologie décentralisée, une telle solution aurait le mérite de réconcilier blockchain et souveraineté et de s’affranchir d’une éventuelle mainmise chinoise ou américaine sur l’Europe.

La stratégie blockchain de l’Union européenne

La Commission européenne affiche clairement ses ambitions : l’Europe souhaite être leader de la technologie blockchain[5]. Pour ce faire, le secteur doit respecter un gold standard composé du développement durable, de la protection des données, de l’identité numérique, de la cybersécurité et de l’interopérabilité. L’objectif final est de construire une infrastructure blockchain commune à l’UE.

Menée par le réseau European Blockchain Services Infrastructure (EBSI), cette stratégie envisage plusieurs cas d’usage : la notarisation des actes, la certification des diplômes, l’identité numérique européenne et le partage de données. On notera l’absence de l’euro numérique, en projet depuis juillet à la BCE.

La stratégie blockchain est donc lancée au sein de l’Union européenne. Les obstacles restent pourtant nombreux, à commencer par le budget de 4 millions d’euros sur deux années[6], famélique au regard des enjeux. Le cadre légal est en outre peu propice. L’Europe, déjà dominée en matière de cloud et de plateformes numériques, doit donc se doter des moyens de ses ambitions pour éviter de dépendre un jour d’une éventuelle blockchain supranationale développée par les États-Unis ou la Chine.

La stratégie blockchain de la France

En parallèle de la stratégie européenne, il est aussi essentiel que la France monte en puissance sur le sujet. Le rapport parlementaire « Bâtir et promouvoir une souveraineté numérique nationale et européenne » parle même de la blockchain comme l’une des clés de la souveraineté numérique[7]. Plusieurs cas d’usage sont évoqués, parmi lesquels les certifications des diplômes et des factures électroniques ou le financement via une levée de fonds en actifs numériques ou ICO pour Initial Coin Offering. Dans les deux cas, le prérequis est d’octroyer une force probante à la blockchain, en créant un système de certification pour que les blockchains elles-mêmes soient incorruptibles. Le rapport souligne enfin la nécessité de renforcer l’offre de formation en matière de blockchain, encore largement confidentielle dans l’Hexagone.

Pour faire de la France la “blockchain nation” dont rêve Rémy Ozcan, président de la Fédération française des professionnels de la blockchain (FFPB), les défis restent cependant nombreux, qu’il s’agisse d’obstacles législatifs ou de la frilosité des banques à financer, soutenir ou simplement héberger le compte bancaire d’une entreprise travaillant dans le secteur. L’Association pour le Développement des Actifs numériques (ADAN) regrette par exemple la difficulté des acteurs du secteur à accéder à des comptes bancaires[8]. Ce frein, même s’il concerne principalement la sphère des crypto-actifs, touche en réalité toute la blockchain, celle-ci pouvant difficilement s’envisager sans les actifs numériques, qu’ils soient « monnaie » ou non. Ainsi, pour développer une architecture Ethereum[9], les jetons ou tokens seront utilisés d’une manière ou d’une autre.

La Suisse et l’Estonie sont à la pointe

Alors que la France est très en retard sur le sujet, la Suisse apparaît aujourd’hui comme le leader européen. Le pays accueille de nombreux projets, dont la fameuse Crypto Valley dans le canton de Zoug[10]. Il est même possible de payer ses impôts en Bitcoin (BTC) ou en Ether (ETH) dans ce canton. Une loi est récemment entrée en vigueur pour adapter le droit fédéral suisse aux développements de la technologie des registres électroniques distribués[11].

Autre exemple : l’Estonie, qui a adopté la blockchain dès 2012[12]. Le registre du commerce, le cadastre, les jugements des tribunaux et le journal officiel estonien sont ainsi des exemples de registres étatiques sécurisés par KSI Blockchain, une technologie développée en Estonie[13], qui fait du système l’un des plus efficaces et plus sécurisés au monde.

Sans aller jusqu’à réformer l’entièreté des registres de l’administration française, une loi d’adaptation à la technologie blockchain calquée sur le modèle de la loi suisse permettrait de disposer du socle nécessaire à toute blockchain nation.

 

 

 

[1] https://cryptoast.fr/salvador-loi-bitcoin-adoptee-crypto-nation/

[2] https://www.cnbc.com/2021/04/20/facebook-backed-diem-aims-to-launch-digital-currency-pilot-in-2021.html

[3] https://www.huffingtonpost.fr/entry/bruno-le-maire-dit-non-a-libra-la-cryptomonnaie-de-facebook_fr_5d7a7669e4b0fc715343adbc

[4] https://journals.openedition.org/terminal/4190

[5] https://digital-strategy.ec.europa.eu/en/policies/blockchain-strategy

[6] https://ec.europa.eu/cefdigital/wiki/display/CEFDIGITAL/EBSI

[7] https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/souvnum/l15b4299-t1_rapport-information

[8] https://adan.eu/actualite/compte-rendu-acces-comte-crypto-fbf

[9] Seconde crypto-monnaie sur le marché après le Bitcoin, Ethereum est une forme de blockchain créée en 2015 par Vitalik Buterin qui permet la création d’applications décentralisées. Sa propre crypto-devise est l’Ether (ETH).

[10] https://www.letemps.ch/economie/suisse-se-positionne-leader-lex-blockchain

[11] https://www.parlament.ch/fr/ratsbetrieb/suche-curia-vista/geschaeft?AffairId=20190074

[12] https://www.pwc.com/gx/en/services/legal/tech/assets/estonia-the-digital-republic-secured-by-blockchain.pdf

[13] https://e-estonia.com/solutions/security-and-safety/ksi-blockchain/

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