Internet est un espace contraint, avec ses goulets d’étranglement, son centre et sa périphérie, ses puissances terrestres et maritimes. C’est l’un des enseignements du colloque sur la géopolitique des routes de l’Internet du 16 décembre 2022. Le centre de recherche GEODE a réuni un riche échantillon d’universitaires et professionnels pour parler Ukraine, souveraineté et avenir de l’Internet. Passage en revue.

Jusqu’alors relativement épargnées, les infrastructures ukrainiennes sont, depuis le mois de novembre, la cible des attaques russes : eau, électricité, Internet sont sous le feu de l’artillerie, des bombardiers et des missiles. Au-delà des conséquences tragiques pour le pays et sa population, cette nouvelle phase de la guerre a mis en lumière le rôle stratégique qu’a pris Internet, le contrôle de ses réseaux et de ses contenus dans la conduite du conflit.

Ce champ de bataille à part entière obéit aux mêmes logiques géopolitiques que sa contrepartie territoriale. C’est l’un des aspects qui a été abordé lors du colloque sur la géopolitique des routes de l’Internet, organisé par Geode le 16 décembre dernier. Ce centre de recherche et de formation pluridisciplinaire, rattaché à l’Université Paris VIII, a réuni autour de trois tables rondes ses chercheurs, mais aussi des universitaires et professionnels venus notamment de toute l’Europe et des États-Unis.

Parmi eux, Alex Semenyaka, Chief Community Officer du RIPE NCC, a détaillé la situation des réseaux Internet en Ukraine depuis le début de la guerre. Ukrainien lui-même, il connaît bien la situation sur place. Il a ainsi rappelé le passage massif des Ukrainiens au mobile pour faire face à la dégradation des lignes fixes au début du conflit. Et la résilience globale des télécommunications mobiles grâce à un marché des opérateurs très peu concentré. Une situation qui s’est dégradée avec l’intensification des bombardements russes : si la taille des opérateurs a permis de limiter leur impact, la circulation des données est maintenant menacée par la pénurie d’électricité.

Réseaux ukrainiens à l’épreuve de la guerre

Un réseau déconcentré à mettre en regard avec la centralisation des infrastructures russes, a souligné pour sa part Louis Pétiniaud. L’un des premiers soucis de Moscou en occupant un territoire, a expliqué ce chercheur en géopolitique des infrastructures Internet au sein de GEODE, est de router le trafic vers ses propres réseaux afin notamment d’en contrôler et espionner le contenu.

Une politique appliquée dès 2014 en Crimée, a abondé Ksenia Ermoshina, chargée de recherche CNRS et chercheuse associée au Citizen Lab de l’Université de Toronto (Canada). 20 % des sites ont pu ainsi être bloqués en Crimée. Moscou n’a, par ailleurs, pas hésité à créer de toutes pièces des opérateurs locaux afin de contourner les sanctions, lesquels sont maintenant présents dans les territoires ukrainiens sous son contrôle.

Des opérateurs qui sont donc devenus des maillons du RuNet, l’Internet souverain russe. Une tentative de Moscou de ne pas dépendre de l’étranger pour ce secteur stratégique, a détaillé Marie-Gabrielle Bertran, chercheuse à GEODE spécialisée dans le développement logiciel en Russie. Un projet lancé dans la foulée des révélations d’Edward Snowden sur la surveillance de masse opérée par les pays anglo-saxons. S’il n’a pas rempli tous ses objectifs (faute de capacités d’hébergement suffisantes, notamment), il a néanmoins permis à Moscou un meilleur contrôle des données qui entrent, sortent ou transitent par ses réseaux. Il a aussi favorisé l’émergence de solutions logicielles nationales.

Gouvernance du Net, enjeu stratégique

Un réseau indépendant, mais bien sûr relié au reste du monde. Certaines voix se sont élevées pour demander que ces interconnexions soient supprimées en représailles de la guerre en Ukraine. Une revendication qui pose la question de l’évolution de la gouvernance de l’Internet, a développé Joanna Kulesza, expert du Conseil de l’Europe en matière de droits de l’homme. Elle a plaidé pour le développement de la gouvernance collégiale d’Internet, sur le modèle de l’ICANN depuis son émancipation du gouvernement américain en 2016.

Selon cette professeure adjointe de droit international à l’Université de Lodz (Pologne), afin d’échapper à tous types de pression, toutes les instances de régulation d’Internet devraient systématiquement associer acteurs de la Tech et du business, utilisateurs, société civile, gouvernements et conserver la neutralité comme principe directeur.

Une neutralité qui se heurte déjà à plusieurs obstacles politiques et même physiques. Tous les pays ne sont en effet pas égaux devant l’accès à Internet, ont rappelé les intervenants de la table ronde de GEODE consacrée à la « souveraineté d’Internet ». Il existe des pays comme la Chine et la Russie qui tentent de bâtir un Internet souverain ou du moins autonome, rappelle Rachel Ann Hulvey, doctorante au département des sciences politiques de l’Université de Pennsylvanie. Un modèle qui pourrait faire tache d’huile dans des pays rétifs à l’ordre libéral international promu par les concepteurs du réseau des réseaux. Même les promoteurs d’un Internet libre, comme les États-Unis, ont parfois érigé des murs numériques, comme l’interdiction des applications chinoises TikTok et WeChat en 2020.

Cul-de-sac de l’Internet

Des pays en périphérie des routes de l’information, comme le Kirghizstan, voient aussi leur accès limité, révèle une étude de terrain de Kevin Limonier, directeur adjoint de GEODE. Bordé au Sud par les infranchissables montagnes du Panshir, dépendant de la Russie pour sa connexion, ce pays souffre de conditions très difficiles dès que l’on s’éloigne de ses principaux centres urbains.

S’il n’est pas un cul-de-sac, le Pakistan voit aussi le développement d’Internet entravé par ses conditions géopolitiques. Entre deux séjours dans ce pays, Nowmay Opalinski, doctorant IFG Lab et GEODE, est venu les détailler. Le Pakistan est coincé entre l’Iran à l’ouest et l’Inde à l’est, deux pays avec lequel Islamabad entretient peu de relations et dont il n’utilise pas les infrastructures. Au nord, une maigre liaison avec la Chine via l’Himalaya le désenclave un peu. Le nord et l’ouest du pays, très montagneux, sont mal desservis.

Le Pakistan dépend donc de la mer pour communiquer avec le monde et ses réseaux sont très concentrés le long de l’Indus, en direction de Karachi. La moindre crue du fleuve qui endommage les câbles est donc très lourde de conséquences.

Enjeu stratégique tant du point de vue de ses infrastructures que de ses contenus, objet de rivalités politiques et économiques, soumis à la géographie comme au choix de gouvernance, quel est l’avenir d’Internet ? Les participants à la dernière table ronde de GEODE n’avaient pas de boule de cristal, mais se sont appuyés sur leur expertise pour tracer quelques pistes.

Le « trou noir » des fournisseurs de Cloud

Emile Aben, architecte système/coordinateur de recherche au CCN RIPE, a rappelé qu’Internet se compose de 75 000 réseaux interconnectés, desservant 63 % de la population mondiale. Si tout cela fonctionne grâce à des protocoles décentralisés qui ignorent les frontières, les ressources à disposition des acteurs ne sont pas infinies. Aussi, il a plaidé pour le renforcement des moyens d’instances comme RIPE NCC, qui les distribuent à l’échelle de continents. À l’heure des pénuries d’énergie, c’est une tâche de plus en plus complexe.

Francesca Musiani, chargée de recherche au CNRS, a estimé pour sa part que certaines formes d’Internet souverain étaient amenées à se développer. Même dans les sociétés ouvertes, elles répondent à un besoin de protection des citoyens… Et de contrôle étatique. Comment des infrastructures nationales ou régionales (comme Gaia-X, le projet de Cloud européen) pourraient-elles façonner Internet ? Celle qui est aussi directrice adjointe du Centre de sociologie de l’innovation (CSI) a en effet affirmé que les États pourraient vouloir transformer leurs infrastructures en outils de gouvernance.

Un mouvement qui aura en tout état de cause ses limites, a souligné Loqman Salamatian, doctorant à l’Université de Columbia. En effet, avec le développement d’infrastructures propriétaires, les fournisseurs de Cloud échappent largement à ce genre de contrôle. Même pour la traçabilité du trafic, ces réseaux en pleine expansion constituent un « trou noir », selon le chercheur. Internet sera plus que jamais un champ de bataille planétaire dans lequel les acteurs traditionnels –États et organismes supranationaux– ne sont plus nécessairement en position de force.

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