

Avec Altered Carbon, vers une humanité interstellaire et post-biologique
Dans trois siècles et demi, l’humanité sera donc devenue une espèce interplanétaire. Mieux : elle sera même interstellaire, bien que, dans cet avenir, le voyage d’un système solaire à un autre demeure (heureusement) une gageur. Si le « saut interstellaire » est évoqué sans plus de précision – dans le passé, il aura permis la colonisation de plusieurs exoplanètes propres à accueillir des fractions d’humanité, avec plus ou moins d’efforts de terraformation –, la technologie qui désormais permet à l’humanité de se déplacer d’une colonie à une autre est le transfert des données d’une personne. En effet, dans cet avenir, en plus d’être une espèce interstellaire, l’humanité sera devenue une espèce post-biologique, c’est-à-dire qu’elle aura acquis la capacité de dégager les individus des contraintes liées aux limites et à l’unicité du corps humain. Sauvegardée en temps réel dans une « pile corticale », un dispositif situé à la base du crâne, en cas d’accident, en cas de dommage irréversible du corps, la conscience peut alors être « injectée » dans un nouveau corps. C’est ce que, aujourd’hui, dans notre réalité, les Transhumanistes appellent la « Mort de la mort », c’est surtout ainsi que les consciences sont envoyées d’une planète en orbite autour d’une étoile vers une autre.
Ploutocratie, corporations et protectorat : un nouvel ordre intersidéral ?
Dans cet avenir, un seul type de régime politique semble organiser la société. Il s’agit de la ploutocratie, c’est-à-dire un système de gouvernement dominé par les plus riches. Dans la ploutocratie d’Altered Carbon, la richesse, bien au-delà de toute notion d’influence, permet le contrôle direct des corps, des vies, des lois et des infrastructures. De plus, cette richesse est aux mains d’une élite virtuellement immortelle, celles et ceux qui dirigent les Corporations, le bras économique de l’expansion interstellaire de l’humanité ? Ainsi, quand on en a les moyens, 1/ on peut régulièrement sauvegarder sa pile corticale hors de son corps pour se préserver de toute destruction de ses données, ce qui serait synonyme de mort définitive. 2/ on peut choisir l’enveloppe dans laquelle sa conscience sera injectée : autant que ce soit un clone de soi-même. Dans le monde d’Altered Carbon, cette liberté est loin d’être accessible au plus grand nombre, la plupart des humains devant souvent se contenter du corps que leur (maigres) revenus peuvent leur offrir : au mieux, une enveloppe humaine sans garantie que l’âge ou le sexe correspondent à l’état précédent, au pire, une enveloppe synthétique qui peut n’être qu’une pâle copie d’un corps humain…
Continuant la description de la société d’Altered Carbon, il faut ajouter que les Corporations « s’épanouissent » dans le Protectorat, la structure politique interstellaire composée de la communauté des humains en voie d’expansion dans l’espace galactique. La « police » de ce Protectorat, elle, est assurée par une lointaine évolution de l’ONU — du « côté obscure de la Force » ? – devenue un pouvoir militaro-colonial au service de l’expansion économique de l’humanité, au service des détenteurs des Corporations, au service du maintien d’un ordre établi.
Enfin, au milieu de ce bestiaire d’humains, qu’ils soient vraiment ou faussement jeunes ou vieux, qu’ils soient volontairement ou non hommes, femmes ou synthétiques… on trouve une autre catégorie de personnes : les intelligences artificielles. Bien que généralistes, donc censées être dotées de capacités et d’une conscience similaires à celles des humains, les IA d’Altered Carbon n’ont pas de statut juridique et sont en voie de marginalisation du fait d’un désintérêt – voire d’une aversion – de l’humanité à l’égard de ces altérités artificielles, elle-même ayant acquis le statut de conscience digitalisée. Ces dernières remarques achèvent ce rapide Polaroïd de la société humaine telle qu’elle est décrite aussi bien dans la série que dans le roman éponyme, Altered Carbon.
Capitalisme et colonisation spatiale : une dynamique avantageuse ?
On l’aura remarqué, les similarités entre notre monde et celui de cet avenir de l’humanité ne manquent pas. Reprenons la liste présentée en ouverture de cette analyse, et commençons par le capitalisme : on l’a bien vu, il est au cœur de l’expansion de cette humanité spatialisée. Or cet avenir semble trouver ses racines dans notre présent.
Dans son dernier ouvrage Les astrocapitalistes, Arnaud Saint-Martin, sociologue au CNRS, décrit ce « mariage » entre un système économique, dans lequel les biens de productions sont majoritairement possédés par des individus et des groupes privés (et non par la collectivité ou l’État), et un horizon d’imaginaires censé apporter aux humains des opportunités infinies (bien au-delà de la finitude de tout écosystème planétaire). Il décrit comment, aujourd’hui comme hier et pourtant en dépit de tout résultat tangible, l’astrocapitalisme représente cette volonté de continuer l’expansion des cercles d’influence économiques de l’humanité vers les espaces interplanétaires, les efforts devant être rétribués par les marchés créés grâce à ces opportunités. C’est un peu le serpent qui se mord la queue mais c’est surtout le consumérisme qui quitte la géosphère pour se faire interplanétaire. L’humain emporte-t-il le consumérisme avec lui dans les étoiles ou bien le consumérisme montre-t-il le chemin des étoiles à l’humanité ? C’est la question de la poule et de l’œuf… Si Saint-Martin rappelle le peu de résultats économiques issus de l’espace objectivement observables à ce jour… D’autres que lui pensent sûrement que cette politique finira par payer, sur le (très) long terme. Dans cette logique de croissance infinie, celle de l’incessante expansion des zones d’influence économique de l’humanité, une fois que celle-ci se sera affranchie de la Terre, il faudra des humains en masse pour consommer les biens que les entreprises spatialisées leur offriront. La croissance infinie appelant autant de développements que d’innovations infinis, il faudra toujours plus de consommateurs pour assurer cette croissance… c’est ainsi qu’on pourrait bien en arriver, 350 ans plus tard, à une société similaire à celle d’Altered Carbon.
Le techno-solutionnisme comme moteur idéologique
Dans notre liste, après le capitalisme, le consumérisme et l’expansion des zones d’influence économique de l’humanité vient le techno-solutionnisme. Il s’agit là d’une posture sociétale qui admet que tous les problèmes sociaux, politiques, économiques voire même écologiques, peuvent – doivent ! – être résolus par la technologie. Ainsi en va-t-il de l’expansionnisme spatial… ainsi en est-il du Transhumanisme qui professe que l’être humain doit se transformer grâce à l’usage des technologies afin de dépasser les limites que lui impose sa nature biologique héritée de milliards d’années d’évolution. On parle ici bien évidemment de maladie et de limitations cognitives, du vieillissement et de la mortalité… le tout devant aboutir à la « Mort de la mort », une fois que, par exemple, on aura appris comment digitaliser l’esprit humain. Cette question a été abordée dans d’autres de ces analyses prospectives de la science-fiction (voir DES GENS ORDINAIRES ou « l’humain est une donnée comme les autres »). Cette immortalité pourrait tout aussi bien être obtenue par des moyens génétiques. Des recherches vont dans ce sens (voir celles sur la « régénération » des télomères). Mais le techno-solutionnisme ne se réduit pas à notre rapport au corps. Cette aspiration trouve aussi des « débouchés » en matière d’environnement. On parlera alors de « géoingénierie ». Si bien que ce techno-solutionnisme finalement interroge notre rapport à la Nature : au moyen de la technologie, le naturel apparaît bien plastique. Cette plasticité donne-t-elle pour autant un blanc-seing à l’humanité pour que celle-ci remodèle le naturel à sa guise ? On touche, ici, à l’éternelle lutte entre nature et culture…
Singularité et IA généraliste : le pas de côté de la série
Un des corollaires de l’immortalité acquise au moyen du passage du substrat biologique périssable – le corps humain – à celui artificiel et pérenne – tout système informatique soit-il binaire (peu probable) ou autre (quantique ?) – est que l’humanité a développé des systèmes d’IA généralistes. En effet, avant d’éventuellement « télécharger » un humain dans un système informatique, il faut s’assurer que celui-ci soit en capacité technique (vitesse, mémoire, connectivité, perceptions sensorielles, agentivité robotique…) de « porter » une intelligence, d’abord artificielle. Faisant cela, on admet l’émergence d’IA généraliste, un autre postulat des Transhumanistes qui parle là de la Singularité, ce moment où le progrès technologique – en particulier dans le domaine de l’intelligence artificielle – dépassera les capacités de compréhension et de contrôle humains.
À ce sujet, en regardant Altered Carbon, on note un seul point positif : les IA n’ont pas effacé l’humanité, bien au contraire… Pourquoi ? On en sait rien. Peut-être que le passage à la conscience, le Computo ergo sum, en plus de la personnalisation – la conscience de l’altérité dans la relation à l’autre, qu’il soit entité biologique ou artificielle – et la localisation – mon corps, tout artificiel soit-il, est une « enveloppe » qui enserre mon moi – leur a-t-il offert la névrose ? C’est en tout cas ce qui est suggéré dans la série…
De la science-fiction à la prospective
Voilà comment avec le jeu de « What if… ? » nous sommes partis loin dans l’avenir de l’humanité en nourrissant nos spéculations des seules graines du présent. La suspension volontaire de l’incrédulité à laquelle nous invite la science-fiction n’aura pas eu à nous demander trop d’efforts… d’autant moins que dans le roman comme dans la série, les deux technologies les plus difficilement acceptables – la digitalisation de la conscience et la transmission instantanée des données d’un bout à l’autre de la galaxie – sont issues de technologies extraterrestres que l’humanité aurait pillées… Néanmoins, comme la prospective nous le dit, l’avenir, sans nécessairement passer par les marges ou les extrêmes, prend bien ses racines dans notre présent. Alors, acteurs du présent et donc bâtisseurs d’avenir, nous sommes surtout invités à ne pas ignorer ce dernier !
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