Omniprésentes sur les réseaux sociaux, les images de crises capturées par de « simples citoyens » détiennent par moments un pouvoir extraordinaire : celui de tenir pour responsables les auteurs des pires atrocités. Alors que la multitude d’images citoyennes, disponible gratuitement sur Internet, fait le bonheur des enquêteurs en sources ouvertes, quels risques encourent ceux et celles qui produisent et diffusent ces images ?

Quand Darnella Frazier brandit son téléphone portable à la sortie d’une épicerie pour filmer un homme noir étouffant sous le genou d’un policier, l’adolescente ne se doute pas de l’onde de choc que provoquerait son geste. Publiée sur Instagram le lendemain du meurtre de George Floyd, en mai 2020, la vidéo fera non seulement le tour du monde et électrisera le mouvement de lutte contre la brutalité policière. Ses images constitueront un élément de preuve essentiel dans le procès du policier Derek Chauvin, ultimement condamné à plus de vingt ans de prison pour l’homicide de George Floyd.

Pour Darnella Frazier, la suite des événements s’avère douce-amère. Aujourd’hui considérée comme une véritable héroïne, tant bien qu’elle recevra un prix spécial Pulitzer pour avoir capté et diffusé les images chocs, la jeune femme confiera toutefois sur Instagram avoir dû déménager pour assurer sa sécurité, en plus de devoir faire face à l’attention incessante des médias.

Témoin ou participant ?

À l’image de la jeune américaine, de « simples citoyens » participent, parfois sans même le réaliser, à fournir des preuves numériques utilisées pour inculper les criminels de guerre et les auteurs de graves violations de droits humains. 

Tel fut le cas de l’individu anonyme ayant partagé – puis retiré – les images du lanceur de missiles Buk traversant la ville de Snijné, dans un territoire tenu par des rebelles russes en Ukraine. Téléchargées de justesse par le collectif Bellingcat, les images joueront un rôle de premier plan dans la démystification de la tragédie aérienne qui a coûté la vie de près de 300 personnes, et dans la condamnation des officiers russes et ukrainiens reconnus coupables de l’incident.

Bien qu’il soit impossible de savoir pourquoi la vidéo du lanceur de missile a hâtivement été retirée de YouTube après sa publication, il est raisonnable de croire que son auteur s’est rapidement rendu compte des risques associés à une telle initiative. Les craintes exprimées par les habitants vivant à proximité du site de lancement, terrorisés à l’idée de compromettre leur sécurité en dévoilant des informations sensibles, ont d’ailleurs été rapportées par des journalistes déployés sur le terrain les jours suivant l’incident. Le commentaire de l’internaute « Hamish » sur le blog de Bellingcat, publié le 22 juin 2024, souligne encore la dangerosité inhérente à la publication d’images incriminantes : « Il faut espérer que la personne qui a pris la vidéo a quitté la ville et s’est tirée de là. Ils vont fouiller les maisons situées dans les environs immédiats de l’endroit où la vidéo a été filmée, que Dieu vienne en aide à tous ceux qui y habitent. » 

Car en produisant, volontairement ou non, des preuves numériques qui seront amenées en cour de justice, les auteurs de telles images s’exposent potentiellement à de graves risques. Dépendamment de la gravité du crime et du pouvoir et de l’influence que possèdent les criminels présumés, la médiatisation des enquêtes peut compromettre l’identité des témoins, et de fait, éroder leur protection contre de possibles représailles. 

L’assassinat d’un membre d’un groupe d’activistes syriens rendant compte des activités du groupe djihadiste État islamique (EI), ou encore, la lutte des manifestants hongkongais pour préserver leur anonymat à des fins de sécurité personnelle, nous rappellent que la documentation des atrocités demeure une activité risquée.

Former les OSINTers à mieux protéger leurs sources

Alertés par les risques de sécurité encourus par les témoins de crimes graves, des chercheurs et travailleurs des droits humains œuvrent à mettre en place des lignes directrices destinées aux enquêteurs de sources ouvertes. 

Le Protocole de Berkeley, qui établit des normes internationales pour les enquêtes en sources ouvertes, consacre un chapitre entier à la sécurité des enquêteurs et des témoins, en soulignant la responsabilité éthique, voire légale, des enquêteurs à protéger leurs sources sur le terrain, au risque que ces dernières subissent des dommages physiques à la suite d’actions virtuelles menées par les enquêteurs. 

De même, les chercheurs Sam Dubberley et Gabriela Ivens dédient une large partie de leur guide à la protection des droits humains lors d’enquêtes en sources ouvertes, en soulignant les risques de (re)traumatisation auxquels s’exposent les équipes d’enquête et les témoins leur fournissant des preuves visuelles d’atrocités. 

Pour les chercheurs du projet Exposing the Invisible, qui vise à sensibiliser les enquêteurs de sources ouvertes aux épineuses questions éthiques de leur pratique, la notion de risque doit être considérée comme de la plus haute importance. En évoquant la notion de « risque hérité », les chercheurs insistent sur la responsabilité des enquêteurs vivant et travaillant dans une zone sûre, qui doivent assumer le risque transféré à leurs sources vivant dans des conditions beaucoup plus risquées. 

Bien qu’il soit difficile de connaître l’ampleur des violences subies par les auteurs d’images incriminantes utilisées lors d’enquêtes en sources ouvertes, ces initiatives soulignent à quel point la communauté OSINT doit porter attention à la sécurité des témoins, sous peine de causer plus de tort que de bien.

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