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LIVRE La guerre des semi-conducteurs


C’est la mode depuis quelques années déjà : des ouvrages d’histoire qui prennent pour angle d’attaque non pas une période de date à date et de façon chronologique, mais l’analyse de cette même période sous le prisme d’un objet particulier. C’est ainsi que le regretté David Graeber revisite 5000 ans d’Histoire de l’Humanité sous l’angle de la dette, ou que Guillaume Pitron analyse les enjeux récents au travers de l’extraction des minerais et en particulier des terres rares. Je viens de terminer « La guerre des semi-conducteurs » de Chris Miller, et autant le dire tout de suite : l’ouvrage est absolument exceptionnel, du genre de ceux que l’on ne trouve que tous les deux ou trois ans, au mieux, et dont on sort avec une vision différente des enjeux modernes.
Et d’ailleurs, dans quelle catégorie classer ce livre ? Il décrit toute l’histoire des semi-conducteurs depuis le tout début de l’aventure dans les années 50, mais est-ce un livre d’histoire (pas entièrement), d’économie (un peu quand même) ou de géopolitique ? Les trois à la fois en fait, et c’est justement ce qui le rend exceptionnel.
Les 487 pages de l’ouvrage déroulent le paradigme suivant :
- celui qui dispose de l’armement le plus efficace maîtrise l’avenir ;
- celui qui maîtrise la puissance de calcul maîtrise l’armement ;
- celui qui maîtrise la chaîne de production des puces (chipset, microprocesseurs, etc.) maîtrise la puissance de calcul ;
- mais plus personne ne maîtrise la production de la chaîne des puces de bout en bout.
Quasiment aucun objet courant n’est autant mondialisé que les puces : leur fabrication est concentrée dans quelques usines au monde, notamment TSMC à Taiwan et quelques usines Samsung ou de ses concurrents, presque toutes situées en Asie. Mais pour être produites, elles nécessitent des appareils de photogravure qui ne sont produits que par (quasiment) une seule entreprise au monde : ASML, située au Pays-Bas. Et encore on ne parle que de la phase de fabrication, la phase de conception est réalisée avec des logiciels qui se comptent sur les doigts d’une main et qui sont presque tous américains. Sans parler du fait que le matériau initial (le silicium) est produit à 80 %…en Chine, tout comme d’ailleurs une bonne partie des terres rares nécessaires dans certaines étapes de la fabrication.
Les seuls lasers des outils produits par ASML –qui ne sont qu’un des éléments des dispositifs de photogravure mais dont le coût unitaire se chiffre en centaine de millions USD – nécessitent d’assembler rien moins que 457 329 composants, dont une bonne partie est fabriquée dans quasi tous les pays du monde (notamment l’Allemagne, les Etats Unis, etc). Et ASML, pour produire ses propres équipements, a besoin d’ingénieurs de haute volée, de décennies d’expériences…et de puces pour faire fonctionner ses propres dispositifs.
Chaque étape de la production est devenue tellement coûteuse que seule la concentration verticale a permis de suivre le rythme effréné des innovations depuis les années 50 et coller à la fameuse loi de Moore. Si INTEL est en difficulté en ce moment, c’est pour avoir voulu pendant presque 20 ans, et contre toute évidence, maintenir à la fois ses activités de conception et de fabrication de puces. Le ticket d’entrée est tellement élevé que même INTEL n’a pu suivre les pure players de chaque étape, notamment les fabricants – les fondeurs tel TSMC. Même le Pentagone, avec son budget titanesque de 700 milliards USD par an, ne peut plus influer sur le cours des innovations, sans même parler de fabriquer ou faire fabriquer les puces pour son propre compte.
La barrière n’est d’ailleurs pas – plus – tant la loi de Moore. On nous a abreuvés de discours, depuis plus de 30 ans, sur les limites physiques de la matière, qui ont toutes été levées grâce à l’inventivité des ingénieurs : on parle maintenant de circuits 3D, puis de fils d’atomes tridimensionnels pour faire passer le signal. Non, la limite sera, comme d’habitude, financière : la course folle à la puissance s’arrêtera – si elle s’arrête un jour – quand on aura atteint la puissance de calcul que peut produire une puce tout en restant économiquement rentable. L’âge de pierre ne s’est pas terminé par manque de pierres.
On comprend la volonté de la Maison Blanche de vouloir relocaliser une partie de la production des puces aux US, mais d’une part, c’est extrêmement cher (chaque nouvelle usine nécessite des mises de fond de plusieurs dizaines de milliards USD) et sa durée de vie est de moins de cinq ans. Sans même parler des compétences à relocaliser : elles sont quasi toutes en Asie du Sud-Est et alignent des décennies d’expérience impossible à déplacer, acquérir ou former d’un claquement de doigts. Et pour couronner le tout, les autorités taïwanaises savent très bien que la localisation de l’industrie des puces sur l’île est leur meilleure assurance-vie contre les soubresauts géopolitiques entre la Chine et les US.
La mondialisation de la chaîne logistique globale de l’industrie des puces a atteint un tel niveau que chaque objet de la vie courante en nécessite pour être produit : smartphone bien entendu, mais aussi l’électro-ménager, les TV, sans parler des voitures modernes dont chaque exemplaire contient plus de 1000 puces. En cas de sinistre majeur dans la zone principale de production physique (guerre, tremblement de terre, etc.), non seulement le monde entier serait en rupture de smartphone et de voiture, mais on se battrait certainement pour acheter ne serait-ce qu’un lave-vaisselle.
Mais surtout ce qui frappe dans l’ouvrage, et qui fait écho à la récente volonté de l’Administration Trump de relocaliser l’industrie au sens large aux Etats-Unis, c’est que d’une part, plus aucun pays, sur des technologies aussi complexes, ne pourra jamais être totalement souverain sur la chaîne de production, et que d’autre part, la seule solution pour ne pas devenir le tiers-monde des autres est, a toujours été et sera toujours, la course à l’innovation.
Est-ce un livre d’histoire, de géopolitique ou d’économie ? Un peu de tout cela bien entendu. Mais surtout une grille de lecture et un outil de réflexion prospectif majeur.
À lire, absolument.
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