Le film Minority Report de Steven Spielberg nous invite dans une prospective de la ville. Entre utopie et dystopie. Il nous permet surtout de nous projeter dans un monde dans lequel les comportements de chacun d’entre nous seraient prévisibles. Inquiétant ou moyen d’une paix sociale ? C’est ce que nous allons explorer ensemble.

Minority Report est l’adaptation d’une nouvelle éponyme de Philip K. Dick. Or, les adaptations, cinématographiques ou autres, d’œuvres littéraires s’autorisent toujours certaines libertés, d’où le terme d’adaptation. Cependant, le film Minority Report a su garder ce qui fait la signature de l’œuvre de ce géant de la science-fiction qu’était Dick. Il s’agit d’un petit élément de rupture dans le tissu du réel. Quelque chose à peine perceptible, de l’ordre du fantastique. Rien de bien méchant — on ne tombe pas dans la magie — mais suffisant pour que de cet accident émerge une alternative fascinante et dérangeante dans laquelle l’auteur peut développer son intrigue. 

Dans le film Minority Report comme dans la nouvelle, la rupture tient en un mot : les precogs. Ce sont des individus capables de visions plus ou moins nettes de l’avenir quand ils sont sous l’influence de drogues — d’où leur nom : précognitifs abrégé en precogs. Ils apportent au monde futuriste et matérialiste du film la rupture nécessaire à l’aventure dans laquelle va tomber John Anderton, le héros joué par Tom Cruise. Sa chute va l’inciter à s’interroger sur la finalité de la société en voie de construction à laquelle il participe activement : Tom Cruise tient le rôle d’un officier de la toute nouvelle division de police nommée Pre-crime. La particularité de cette division ? Elle se sert des (pré)visions des precogs pour intervenir avant qu’un crime ne soit commis.

Ce constat narratif posé, le film invite alors le spectateur à deux réflexions. La première concerne la citoyenneté dans un avenir plus ou moins proche où la surveillance serait généralisée à toutes les strates de la société. La seconde se penche sur une vision de la ville à venir et sur la place de l’individu dans cette cité futuriste — qui ne s’avère pas si éloignée que cela de nous.

La ville de demain : terrain de jeu des algorithmes ?

Commençons par enquêter sur cette ville à venir. L’action de Minority Report se déroule en 2054 à Washington, aux USA. Cette ville se présente à nous sous différentes facettes. On la voit classique et bourgeoise, au début du film, lors de la première intervention de la division Pre-Crime… On la voit high-tech, quand Tom Cruise est condamné à fuir pour prouver son innocence, sautant du toit d’une voiture à propulsion magnétique à un autre au milieu d’immenses immeubles. On l’aperçoit industrieuse lors de la séquence qui montre la construction d’un coupé Audi dans une usine entièrement automatisée.  Enfin, on découvre une Washington pauvre et habitée de laissés-pour-compte de cette société futuriste pas si idéale que cela quand le policier en fuite se décide à une opération radicale pour disparaître des systèmes de surveillance qui quadrillent la ville… Or, c’est bien là un des mérites du film Minority Report : proposer au spectateur une prospective de la ville dans toute sa diversité.

De la distance entre concept et réalité

Il faut bien l’avouer, quand, de nos jours, les urbanistes s’emparent de l’avenir de la ville, il en ressort habituellement des images homogènes, quasi aseptisées, au point qu’un individu peut avoir du mal à s’y projeter… à moins de prendre les rêves des urbanistes pour réalité. Un exemple frappant de cette tendance sont les travaux que de nombreux cabinets d’urbanisme ont proposé pour imaginer le futur de Bangkok, la capitale de la Thaïlande qui s’enfonce dans les sables du delta du fleuve Chao Phraya. Dans les épures d’architectes, la ville y est flamboyante : les concepts proposent aussi bien des villes flottantes, des villes-pont que des villes modulaires… 

Au-delà de l’esthétique de chacune de ces propositions, on est tous en droit de se demander où on se situerait dans cette cité qui ne laisse guère de place à la différence : cette cité future semble nier les inégalités — bien que l’on puisse souhaiter qu’un jour, chacun puisse vivre dignement —, elle semble ne proposer qu’un seul modèle d’avenir à l’humanité : il faut y être riche, bien portant et exempts des séquelles des accidents de la vie. Tout l’inverse de la ville de Minority Report qui présente de multiples visages, qui ne nie pas la violence des inégalités inhérentes aux sociétés humaines. 

On dit souvent que l’avenir sera fait d’hybridations d’une multitude de scénarios ou de tendances. L’hybridation et la diversité se révèlent ainsi antidote d’une homogénéité suspecte, que celle-ci émerge d’utopies aussi bien que de dystopies. 

Les algorithmes aux services d’une nouvelle mobilité

Dans cette ville aux multiples facettes, le film présente aussi une évolution fascinante des transports. Cette évolution est illustrée par des véhicules autonomes circulant sur des pistes magnétiques dédiées. Ces véhicules, probablement accessibles en service partagé, permettent à chaque usager de choisir sa destination. Une fois qu’un passager libère le véhicule, celui-ci se dirige de manière autonome vers un nouvel utilisateur. Les véhicules présentés dans le film semblent conçus pour transporter deux à quatre passagers. Cependant, il est raisonnable d’imaginer l’existence de véhicules plus grands, capables de transporter une dizaine ou une vingtaine de personnes.

Ces véhicules, qu’ils soient individuels ou collectifs, constituent un essaim dédié à la mobilité partagée. Cet essaim est vraisemblablement piloté par de puissantes intelligences artificielles utilisant des algorithmes de prédiction d’usage. Cela permet aux véhicules de circuler individuellement ou en convoi, optimisant ainsi la mobilité partagée et la consommation d’énergie. Une fois ces concepts de base établis, de nombreuses alternatives et dérivés peuvent être envisagés.

Vers de nouveaux usages des algorithmes prédictifs 

Au moment de sa sortie en salle, le film avait marqué les esprits avec le « pistage » commercial auquel tous les personnages du film semblent être soumis. On le sait, aujourd’hui, chacun d’entre nous est suivi au travers de ses navigations Internet, de son téléphone ou de sa carte de crédit. Dans Minority Report, c’est le corps humain qui est le moyen du pistage, l’iris de l’œil pour être plus précis, l’identification se faisant au moyen d’un seul élément du corps humain. Ce dernier détail doit nous interpeller d’autant plus quand, dans notre présent, on nous annonce que des IA savent désormais identifier des individus, de dos, à leur seule démarche, donc sans voir leur visage. Ce détail doit nous interpeller quand une nation, la Chine, a mis en place une société de surveillance. A la différence du film qui prédit les comportements au travers des visions de mutants, en Chine, au nom de l’idéologie que se fait l’État chinois de la paix sociale, cette surveillance se fait au moyen de dizaines de millions de caméras et d’algorithmes. 

Dans Minority Report, les precogs sont les outils de la surveillance. Ces individus sont prisonniers de leurs corps mutants qui leur imposent ces visions. Comme en Chine, l’État en rajoute une couche en leur imposant les drogues qui augmentent la prescience de leurs visions. Ce même État se fait policier en se servant de ces visions pour poursuivre judiciairement des individus pour des crimes qu’ils n’ont pas eu l’occasion de commettre, grâce à l’intervention de la division Pre-crime… mais qu’ils auraient dû commettre selon les visions des precogs… Une fois condamnés, ces coupables virtuels d’actes non advenus sont enfermés — emprisonnés — dans leurs corps, plongés dans une catalepsie artificielle où on leur impose un redressement moral qui, semble-t-il, tient du cauchemar permanent. 

La prédictivité à tous les étages ?

Dans notre présent, point de precogs mais des algorithmes et des intelligences artificielles dont les capacités ne cessent de croître. Et il semble bien que rien ne soit entreprit pour entraver leur croissance… ne serait-ce qu’au nom d’une rentabilité attendue par des investisseurs pressés de récupérer leur dividendes promis par les chantres de l’IA. A quand, alors, des algorithmes qui prédisent les comportements individuels et collectifs, utilisés en prévention d’actes d’incivilité, de délinquance, de vandalisme ou d’autres délits ? L’expérience a été tentée aux USA au milieu des années 2010. Elle a dû être arrêtée car elle ciblait trop systématiquement les quartiers et les populations noir-américaines et hispaniques. Les algorithmes perpétuaient les a priori de leurs programmateurs. Aujourd’hui, de nouvelles générations d’algorithmes prédictifs pourraient être déployés. Seront-ils plus efficaces ? Plus malin ? L’expérience vaut-elle d’être tentée ? 

En attendant, dans Minority Report, les passants, bons citoyens et non potentiellement (pré)criminels, sont, eux, « prisonniers » de leurs corps : ils ne semblent plus avoir la liberté de refuser les identifications des boutiques qu’ils croisent sur leur chemin. 

Ainsi, de détails en détails, le film décrit un monde, une société totalitaire qui n’en porte pas le nom… Une société dans laquelle il vaut mieux être riche, en bonne santé et en règle plutôt que pauvre, malade et sur la brèche… Le film décrit une dystopie à peine exagérée de ce que prépare notre présent, un beau conte prospectiviste en quelque sorte… qui, tout en racontant un avenir probable, nous invite à nous interroger sur nos choix de société qui bâtissent demain ! Au fait, si vous êtes citoyen chinois en Chine : payez bien vos impôts, cela vous évitera d’être mis au pilori virtuel !

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