Après X, Meta a décidé de ne plus faire appel à des vérificateurs de faits humains mais de s’en remettre à l’IA et à l’auto-régulation de ses utilisateurs pour modérer les contenus de Facebook et Instagram. Bonne ou mauvaise décision ? Les avis divergent.

S’agit-il d’un retour aux origines ou d’un retour en arrière ? En annonçant le 7 janvier sa décision choc de mettre fin à la politique de fact-checking sur Facebook et Instagram, Mark Zuckerberg a évoqué, par deux fois, « un retour aux racines ». Pour le patron de Meta, « la restauration de la liberté d’expression sur [ses] plateformes » passerait par la fin des partenariats avec les médias américains chargés de la vérification des faits.

« Nous sommes arrivés à un point où il y a trop d’erreurs et trop de censure », argumente Mark Zuckerberg qui évoque le dessein politique des « médias traditionnels » (retrouvez la vidéo de son allocution sur le site des Echos). L’arrêt du fact-checking s’accompagne du transfert des équipes de Meta dédiées à la modération, de la Californie, État qualifié de progressiste, vers le Texas, nettement plus conservateur 

À défaut de vérificateurs humains, Meta continuera à recourir à l’intelligence artificielle pour modérer automatiquement les contenus violents, pédopornographiques ou faisant appel au terrorisme. Pour les autres contenus sujets à caution, le géant américain s’en remet au système de « notes communautaires », à l’instar du réseau social X, détenu par Elon Musk.

Sur X, des utilisateurs, qui ont le statut de contributeurs, peuvent ajouter des notes à n’importe quel post qu’ils jugent potentiellement trompeur. La note est publiée si elle est considérée comme utile par un nombre suffisant de contributeurs ayant des points de vue différents, explique le centre d’assistance de X. En attendant, le contenu en question « problématique » reste en ligne. 

Un retour au Far West ?

Le retour aux racines évoqué par Mark Zuckerberg renvoie donc au début des réseaux sociaux – Facebook a été lancé en février 2004 – quand la modération des contenus reposait avant tout sur ses membres. Une forme de retour au Far West où la loi du plus fort donne davantage de poids aux profils actifs exprimant des positions tranchées.

Le « timing » de l’annonce de Mark Zuckerberg, à quelques jours de l’investiture de Donald Trump, ne peut être vu comme une forme d’allégeance à l’égard de ce dernier. Sur fond de discours viriliste, le patron de Meta se rallie aux valeurs réactionnaires du président réélu et de son « ami » Elon Musk. 

Si la décision de Meta ne concerne pas (encore) l’Europe, nous en subirons néanmoins les conséquences. « Internet n’a pas de frontières et les contenus passent à la vitesse de la lumière d’un bord à l’autre de l’Atlantique, rappelle Laura-Blu Mauss, coordinatrice générale de l’ONG française Respect Zone. Il y aura nécessairement des incidences ici. »

Le Trust & Safety Forum, qui se tiendra les 1er et 2 avril conjointement au Forum InCyber à Lille, sera l’occasion de réunir les différentes parties prenantes. « Toutes les expressions doivent pouvoir s’exprimer pour évaluer les bénéfices et les risques de la fin du fact-checking », estime Jean-Christophe Le Toquin, cofondateur de cet événement international dédié aux enjeux de la sécurité et de la confiance en ligne.

Par ailleurs ancien président de Point de Contact, association permettant aux internautes de signaler des contenus potentiellement illégaux, tels que l’exploitation sexuelle des mineurs, la provocation à la haine ou les contenus à caractère terroriste, Jean-Christophe Le Toquin sait d’expérience qu’il est compliqué de développer une culture du signalement.

« Au sein d’une communauté, une majorité de ses membres n’ose pas s’exprimer par peur, par ignorance ou par manque de maîtrise des outils, observe-t-il. Comme toujours, c’est une poignée d’individus qui fait le plus entendre sa voix. Comment pondérer les propos de cette population suractive et bien entraînée sur des sujets aussi clivants que les questions liées au genre ou à l’immigration ? »

Le DSA européen comme rempart

Face à ces risques de dérives et au nom de lutte contre la désinformation, une tribune libre signée par les dirigeants de Respect Zone, Point de Contact ou Internet Sans Crainte, appelle l’Europe à « défendre nos libertés fondamentales ». Le Vieux Continent dispose pour cela d’un cadre de régulation solide. 

Entré en vigueur il y a un an, le Digital Services Act (DSA) impose aux plateformes une plus grande transparence sur les méthodes de modération de leurs contenus. Ce qui a contraint Meta à mener une étude d’impact suite à l’arrêt de son programme de fact-checking. Entre autres garde-fous, le DSA demande aux plateformes de coopérer avec des « signaleurs de confiance », à savoir des ONG, des associations ou des organisations professionnelles dont les signalements sont traités en priorité. 

Face à ces obligations, on comprend qu’Elon Musk et Mark Zuckerberg pointent du doigt l’excès de la régulation en Europe.« Alors que les réseaux sociaux souhaitent appliquer un mode de fonctionnement uniforme partout dans le monde, nous allons sans doute nous retrouver avec Facebook américain très différent du Facebook Europe », anticipe Jean-Christophe Le Toquin. 

« Le modèle économique des réseaux sociaux repose essentiellement sur la publicité et leurs algorithmes favorisent les contenus clivants suscitant le plus grand nombre d’interactions », rappelle, de son côté, Laura-Blu Mauss. Avec le système de « notes communautaires » promu par X et Meta, les réseaux sociaux tentent, à ses yeux, de déplacer la question de la responsabilité vers l’utilisateur. « Selon eux, ils ne font que proposer un service à leurs utilisateurs sans reconnaître qu’ils influencent la ligne éditoriale avec leurs algorithmes. »

Alors que des internautes fuient X et Meta, Laura-Blu Mauss regrette que les alternatives qui s’offrent à eux sont américaines en l’absence d’un grand réseau social européen. « La liberté d’expression comme on l’entend en Europe n’est pas celle permise par le premier amendement américain ».

Mobilisation de la société civile

« Les « haters » sont organisés et précis alors que le reste du monde ne l’est pas, poursuit-elle. Lutter contre les contenus haineux nécessite un gros effort de mobilisation pour être réactif en permanence ». Sans se substituer aux régulateurs, la société civile et les associations spécialisées ont, à ses yeux, un rôle à jouer qui ne pourra être que grandissant face au changement de politique de modération des plateformes.

À son niveau, Respect Zone, qui fête ses dix années de prévention contre les violences en ligne, entend se mobiliser. Sans avoir le statut de « signaleur de confiance », l’ONG continuera à pointer les contenus appelant à la haine et ou porteurs de discriminations sexistes, racistes ou anti LGBTQI+. « Mais cela exige des ressources importantes pour les associations et une large mobilisation de bénévoles et d’experts. »

Entre autres outils, Respect Zone propose aux acteurs d’internet, mais aussi aux entreprises et aux collectivités locales une charte dédiée à la modération des propos dans l’espace numérique. « Elle promeut une liberté d’expression responsable et respectueuse, conforme à la loi », précise Laura-Blu Mauss. 

Redonner vie au débat public

Olivier Babeau exprime un autre point de vue qu’il a développé, fin novembre, dans une tribune publiée dans Le Figaro. Le président-fondateur de l’Institut Sapiens, un think thank, explique pourquoi il choisit de rester sur le réseau social X malgré les fuites massives d’utilisateurs et de médias. Ces départs cachent, selon lui, un refus du débat public et de la confrontation d’idées. 

S’il ne méconnaît pas le problème de la polarisation des débats, des « fake news » et des outrances en ligne, il juge insatisfaisant l’ancien système de fact-checking de Meta. « Ce contrôle strict des échanges conduit à aseptiser le débat ou à être instrumentalisé par un camp. Toute expression qui sort de la ligne est violemment attaquée et ses auteurs voués à l’exclusion. »

Par ailleurs, les fact-checkers peuvent consciemment ou inconsciemment exprimer des points de vue et, quand ils restent sur un terrain factuel, « des chiffres peuvent s’opposer à d’autres chiffres. » En reprenant la citation du poète romain Juvenal, « qui gardera les gardiens ? » il interroge « Qui fact-checke les fact-checkers ? »

Si, depuis le début, les réseaux sociaux créent un désordre informationnel, « c’est là que se forgent les opinions et non plus par la lecture de quelques médias influents comme par le passé. » Et si le système communautaire n’est pas parfait, « il est assez puissant ». « Des gens vont dire des choses fausses ou des bêtises mais cela fait partie de la liberté d’expression. Les opinions alternatives ne doivent pas être prises comme une agression. »

Pour réussir à développer le débat, il convient, selon Olivier Babeau, de renforcer la culture générale et de développer le sens critique à l’école. L’étude de l’épistémologie permet notamment d’établir une différence entre un point de vue et une connaissance scientifique.

Le plus grand risque à ses yeux ne vient pas tant de la libre expression que de la prolifération des faux profils permise par l’IA. « Alors que ces avatars réussissent à passer haut la main le test de Turing, il faut un système pour garantir à un utilisateur qu’il parle à autre humain ».

Par ailleurs, plutôt qu’un anonymat complet, il penche pour le pseudonymat. Cela permettrait aux autorités d’identifier un utilisateur en cas de violation du droit tout en laissant s’exprimer librement certaines professions tenues à un devoir de réserve, comme les militaires, ou tout simplement un salarié vis-à-vis de son employeur. 

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