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Souveraineté numérique européenne, la grande illusion !


« Faites ce que je dis, mais pas ce que je fais ! » Voilà un bon résumé des résultats du récent sondage Ipsos commandé par Yousign, l’éditeur français de logiciel spécialisé dans la signature électronique. L’étude a été menée auprès de 4 000 actifs dans quatre pays (Italie, France, Allemagne et Espagne) et dans plusieurs secteurs comme la banque, l’assurance, l’immobilier, la tech, l’éducation ou les ressources humaines. L’idée était de comprendre pourquoi les solutions technologiques européennes ne parviennent pas à s’imposer. Les résultats montrent ainsi que 78 % des décideurs interrogés reconnaissent l’importance d’avoir recours à des outils européens, mais ils ne sont que 32 % à en faire une priorité dans leurs décisions d’investissement.
Différences d’échelles
« L’Europe souveraine n’existe pas, assène Cédric Thévenet, vice-président exécutif et chef de la cybersécurité pour toute l’Amérique du Nord chez Capgemini, le groupe de services numériques, chaque pays est d’accord pour faire un cloud souverain, mais chacun le sien. Il y a des différences d’échelle monstrueuses. Quand j’étais à la Société Générale, on a essayé de travailler avec des sociétés françaises comme OVHcloud. C’était du bricolage ! Ils font de la PME et du particulier mais ils n’ont pas le niveau pour gérer de grosses entreprises. » Dit autrement, l’Europe veut reprendre le contrôle du cloud mais sans s’en donner les moyens.
Colonisation numérique
46 % des sondés reconnaissent en tout cas être préoccupés par la dépendance aux plateformes américaines, « particulièrement en Espagne (51%) et en Italie (54%), précise le rapport, où la souveraineté numérique est perçue comme un levier stratégique ». « Nous sommes tous les victimes consentantes d’une colonisation numérique, affirme Christophe Alcantara, professeur en communication à l’Université Toulouse Capitole. Les modèles économiques des GAFAM reposent sur le fait de pomper et d’aspirer l’intégralité des datas correspondant à notre vie quotidienne. Sans cela, ils ne valent plus les centaines de milliards d’euros qu’ils pèsent en bourse. »
Position de soumission
Plus qu’un enjeu technologique, l’étude révèle surtout une bataille politique et civilisationnelle, exacerbée depuis le retour de Donald Trump à la Maison Blanche. « Après une plainte déposée par le New York Times en 2023, OpenAI a ainsi récemment reçu l’injonction de fournir à la justice américaine tous ses logs, relate M. Thévenet. Cela va à l’encontre de l’engagement passé avec ses clients mais, étant sous juridiction US, la société doit respecter cette décision. Toutes les transactions effectuées avec OpenAI, migrations SAP, administration de base clients, etc, deviennent ainsi directement accessibles aux autorités américaines. On est dans une position de soumission vis-à-vis des États-Unis et il n’y a pas de contrat qui tienne. » Le Français installé à Chicago (Illinois) admet toutefois qu’Amazon ou Microsoft ne tireraient aucun avantage à s’aliéner le reste du monde et qu’ils se défendent généralement bec et ongles contre les administrations qui leur dictent une conduite contraire à leurs intérêts.
Optimisation sans bornes
Sans oublier que cet écosystème dominé par les Américains a aussi pour but une optimisation fiscale sans bornes en Europe, notamment en Irlande ou la plupart des GAFAM ont installé leur tête de pont pour l’UE. « Le lobbying américain est ultra-puissant, observe M. Thévenet. Ils sont partout, dans les instances parlementaires, dans les grands meetings, au Sénat, à l’Assemblée, à Bruxelles ou à Strasbourg et ils influent sur les décisions les concernant. Capgemini a des partenariats avec Microsoft ou Google, on fait du business avec eux, à travers eux, ils travaillent avec nous. Il y a une vraie interaction. » Parmi les freins, réels ou supposés, à un recours à des solutions européennes, 28 % des dirigeants interrogés dans le sondage avancent le coût trop élevé de ces outils alors que 20 % mettent en doute leur fiabilité.
Véritable bataille
69 % des répondants jugent par ailleurs le critère éthique important dans le choix d’un prestataire, mais marginal face au coût et à la performance de la solution proposée. Signe tout de même d’un début de bascule, 28 % des répondants ne voient aucun obstacle majeur à l’adoption de solutions européennes. « Face aux défis géopolitiques actuels, la souveraineté de l’Europe est devenue une nécessité, commente, peut-être un peu trop optimiste, Alban Sayag, PDG de Yousign. En tirant parti de la diversité et des atouts de chaque nation européenne, nous pouvons créer des champions technologiques capables de rivaliser avec les géants étrangers. »
Une localisation stratégique
La localisation géographique des serveurs est aussi un élément clé. Elle est jugée importante pour 58 % des personnes interrogées (et même primordiale pour 23 % d’entre elles) mais 37 % ignorent l’emplacement où sont hébergées leurs données professionnelles ! Ce chiffre dégringole même à 31 % dans le secteur juridique, la finance et les ressources humaines. « Ce qu’il faut retenir, c’est que c’est le droit du pays où vous avez installé vos serveurs qui s’applique, précise M. Alcantara. Si vous vous rapprochez par exemple du cercle polaire et hébergez vos données en Alaska, c’est la loi des États-Unis qui s’impose. Stocker ses datas dans l’Union européenne me paraît être la moindre des choses. » « A la fois, n’y a-t-il pas un danger à n’aller que sur une solution souveraine ?, s’interroge de son côté M. Thévenet. Cela fait sens pour des acteurs comme Thales, Safran ou Airbus, dans des secteurs sensibles comme le militaire ou la défense, mais les autres comme Capgemini ont besoin d’avoir des data centers locaux dans le monde entier, là où se fait le business. »
De trop petits marchés nationaux
Il y a deux ans déjà, un rapport du Sénat appelait l’UE à un sursaut et à polariser son action autour de la reconquête de sa souveraineté numérique, en renforçant encore les synergies public-privé ou en ouvrant la commande publique aux acteurs européens du cloud. « Nos marchés nationaux sont trop petits pour pouvoir proposer des solutions concurrentielles, assure M. Alcantara. Il faudrait s’entendre à 27, mais les enjeux et les intérêts des pays européens sont trop divergents. Les États-Unis d’Europe ne seront jamais les États-Unis d’Amérique ! » Et d’en appeler à une volonté politique forte comme celle, en son temps, de Margrethe Vestager. Alors commissaire en charge du numérique, elle avait réussi, au bout de quinze ans, à imposer le RGPD, le règlement européen sur la protection des données personnelles, la bête noire des GAFAM.
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