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Souveraineté numérique : la goutte d’eau qui a fait déborder le vase


Petite rétrospective. Le 19 mars dernier, le député Philippe Latombe rapportait dans un communiqué que le Ministère de l’Éducation nationale venait, selon un avis publié le 14 mars, d’attribuer de nouveau à des solutions Microsoft le marché public visant à équiper ses services centraux et les établissements supérieurs. Et ce, des postes clients jusqu’aux datacenters. « Cet accord-cadre, qui prévoit seulement un montant maximum de dépenses fixé à 152 millions d’euros hors taxes, pour une durée maximale de quatre ans, est censé répondre aux besoins des agents des services centraux ou déconcentrés du Ministère de l’Éducation nationale, à ceux des établissements de formation et de recherche, mais aussi à ceux des agents des Ministères de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, des Sports, de la Jeunesse et de la Vie associative… », relatait-il.
Autre exemple inquiétant d’après le communiqué, la direction de Polytechnique vient d’acter la migration de ses services informatiques, déjà commencée par les messageries des étudiants, vers les serveurs de Microsoft (Microsoft 365), là aussi. « Prise par la seule direction, sans véritable concertation, cette décision de l’X suscite à juste titre de vives inquiétudes en interne, en matière de protection des échanges et des travaux de recherche, en matière de risques de pillage technologique ou de divulgation de données sensibles…, estime Philippe Latombe. Les décideurs, dans les deux cas, ont fait fi des directives successives qui, depuis plusieurs années déjà les alertent, voire leur interdisent de continuer à utiliser ou choisir des solutions étrangères, non souveraines et, dans le cas qui nous intéresse, assujetties à l’extraterritorialité du droit américain ».
Le 20 mars, le Conseil National du Logiciel Libre exprimait par la même voie sa consternation et sa ferme condamnation de ces deux décisions, qu’il qualifiait d’inacceptables et illégales. Le CNLL dénonce notamment la migration de Polytechnique vers les serveurs 365 ainsi qu’une attribution de marché sans mise en concurrence réelle. Peu après, l’association Hexatrust, qui fédère 150 start up, PME et ETI françaises et européennes du cloud et de la cybersécurité, dénonçait l’attribution de ce marché public qui marque pour elle « un recul sans précédent dans la stratégie de souveraineté numérique française ».
Quelques jours plus tard, c’était au tour du collectif #Fab8, constitué de huit éditeurs de logiciels français, de faire part de sa sidération. Il saluait dans un communiqué la prise de position du CNLL et demandait, comme lui, l’arrêt immédiat de ces projets. « Avant qu’un marché soit lancé, surtout pour des montants de cette envergure, l’acheteur fait la tournée des acteurs capables d’y répondre. Aucun d’entre eux n’a été consulté. C’est une option mais quand on ne le fait pas, c’est qu’on ne veut pas », a confié à InCyber News Alain Garnier, CEO de la société Jamespot, membre de #Fab8. Dans le même temps, Philippe Latombe interpellait le gouvernement en déposant deux questions écrites demandant à la ministre de l’Education nationale si elle comptait dénoncer ces accords. À ce jour, ces questions sont encore sans réponse.
Pourquoi ce choix de Microsoft ?
Afin d’éclairer le débat, InCyber News a sollicité les deux organismes publics concernés pour connaître leurs motivations. « Cet accord-cadre, renouvelé pour quatre ans comme en 2020, est un support juridique qui permet à l’administration de continuer à utiliser à tarif préférentiel les logiciels informatiques et solutions bureautiques de Microsoft (parmi lesquelles Windows, Word et Outlook), dont les équipements des agents du Ministère sont majoritairement dotés comme dans d’autres administrations…, a répondu le Ministère de l’Education nationale. Ce tarif préférentiel permet de continuer à réaliser des économies d’échelle sur le budget du Ministère et de ses opérateurs. Le contrat n’implique aucun minimum d’achat »…
Le Ministère assure travailler à déployer des alternatives libres et souveraines à Outlook et réaffirme sa position constante de proscrire tout déploiement de suites collaboratives en ligne (telles Microsoft 365 ndlr) d’éditeurs non-européens dans les établissements scolaires. « Concernant le stockage des données, cet accord-cadre ne change pas la doctrine de l’État : les données à caractère sensible du Ministère continueront à être stockées sur des serveurs internes hébergés en France, conformément à la doctrine « Cloud au centre » pour le stockage des données de l’administration, actualisée par la circulaire n° 6404/SG du 31 mai 2023… Les données non sensibles peuvent, quant à elles, être hébergées sur des clouds commerciaux », détaille-t-il.
Du côté de Polytechnique, c’est le Ministère des Armées qui a été notre interlocuteur. « L’École Polytechnique est passée par un marché interministériel, donc absolument tout a été réalisé dans le strict respect des règles de la commande publique. Il n’y a pas un nouveau marché à chaque fois qu’un organisme change de logiciel », nous a-t-il indiqué. La très grande majorité des écoles d’ingénieurs sont sous Microsoft. Une des raisons de la migration de l’école Polytechnique est d’ailleurs d’être sur le même environnement que les autres écoles de l’IP Paris ».
Le Ministère souligne que le choix de Microsoft 365 concerne uniquement la bulle
« administration et enseignement » de l’école qui n’héberge aucune donnée sensible ou confidentielle. « Une multitude de petits outils peu ergonomiques est utilisée, ce qui entraîne beaucoup de shadow IT. L’objectif premier est donc de fédérer autour d’une solution sécurisée un environnement qui n’a pas de contrainte de sensibilité… Il n’existe aujourd’hui pas de solution française équivalente en termes de fonctionnalités. La bulle
« recherche », qui contient la propriété intellectuelle de nos chercheurs, n’est pas concernée par cette migration et reste sur la solution française Renater ».
Hasard du calendrier, le lundi 14 avril, la ministre déléguée chargée de l’Intelligence artificielle et du Numérique, réunissait à Bercy les principaux acteurs du numérique pour une soirée dédiée à la souveraineté numérique. « Dans un monde de prédateurs, la question qui se pose : de qui acceptons-nous d’être dépendant et pour quel maillon de la chaîne ?, a-t-elle déclaré. C’est pour répondre à cette question que je vous annonce lancer aujourd’hui un Observatoire de la souveraineté numérique avec l’appui de Marc Mortureux du Conseil Général de l’Économie. Il aura pour mission de dresser un état des lieux complet, rigoureux et actualisé de nos dépendances technologiques, de nous donner les outils pour orienter nos choix stratégiques, éclairer nos politiques industrielles et faire des choix informés et responsables ».
Plus jamais ça : l’écosystème français du numérique à bout…
Des déclarations qui n’ont cependant pas suffi à convaincre. « Nous nous félicitons d’entendre enfin un discours qui reconnaît l’existence et la qualité des solutions françaises et européennes, notamment open source…, a écrit dans un communiqué Stefane Fermigier, co-président du CNLL. Cependant, les « discours inspirants » ne suffisent plus. Il est temps de passer aux actes concrets pour stopper les dérives actuelles et libérer le potentiel de notre écosystème ».
Le CNLL demande à L’État de mettre fin aux décisions contraires à la souveraineté et souligne la consternation exprimée publiquement lors de la soirée par Michel Paulin, président du Comité stratégique de filière « Logiciels et solutions numériques de confiance », (officialisé le 22 avril dernier), concernant la migration de Polytechnique vers la suite collaborative 365.
Il l’invite également à stopper cette migration et à annuler le marché de l’Éducation nationale. Il appelle enfin à une commande publique réellement orientée open source et « souveraineté first » et à la création d’une structure de pilotage et de suivi dotée de moyens, pour garantir la cohérence et l’application de la stratégie open source de l’État. « Nous allons mettre en œuvre tous les moyens juridiques et autres à notre disposition pour faire casser ces deux décisions et donner l’exemple aux autres administrations, qu’elles dépendent de l’Enseignement supérieur et la Recherche ou pas », a par ailleurs affirmé Stefane Fermigier à INCYBER News.
Déjà prompt à réagir après la publication de l’attribution du marché public, Philippe Latombe ne compte pas non plus en rester là. « Je vais saisir le Conseil de la concurrence pour lui demander d’ouvrir une enquête sur les tarifs préférentiels de Microsoft dans certains secteurs comme l’éducation, a-t-il confié à InCyber News. Par ailleurs, la Commission d’enquête du Sénat (sur les coûts et modalités effectifs de la commande publique et la mesure de leur effet d’entraînement sur l’économie française, ndlr) m’a auditionné le 8 avril dernier. Comme j’ai évoqué ces contrats, je pense que le Sénat va convoquer les Ministères pour qu’ils s’expliquent sur ces appels d’offres ».
De son côté, Hexatrust prépare des actions concrètes pour favoriser la souveraineté. « J’ai envoyé un courrier à plusieurs organisations et ministères, notamment le Ministère de l’Éducation nationale, pour leur proposer de négocier un contrat cadre avec les solutions d’Hexatrust, confie Jean-Noël de Galzain, son fondateur et président. Je prépare également avec plusieurs acteurs un appel en faveur d’un renouveau numérique. Son objectif est de rééquilibrer leurs achats et leurs dépendances. Car dans le contexte actuel, nous ignorons quelles décisions peuvent être prises par le président américain, la Chine ou encore des organisations extra-européennes, qui pourraient imposer ou arrêter certaines solutions ».
Jean-Noël de Galzain est aussi vice-président de la filière « Industries de sécurité » qui va collaborer avec Thales, Eviden, Airbus, Sopra Steria ou encore Orange sur des contrats-cadres. « Personne ne pourra plus argumenter que travailler avec de petites entreprises comporte des risques, puisqu’elles seront embarquées dans des projets portés par de grands intégrateurs, explique-t-il. Notre marché intérieur a en effet tendance à considérer qu’il est risqué de contractualiser avec nos start up et nos PME. Il faudrait leur donner davantage de chances et leur confier des marchés pour leur permettre de passer à l’échelle. Faute de quoi, jamais aucun champion français ne pourra émerger, ce qui ne favorisera pas la croissance d’un écosystème qui crée des emplois, de la valeur et des recettes pour l’État. Nous mettrons ainsi en péril notre modèle économique et social ».
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