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« Technopolitique » : un essai qui analyse l’emprise des BigTech sur nos démocraties
Pour cela, l’auteur s’est approprié le concept de « technopolitique » provenant de la littérature anglo-saxonne (technopolitics), ce qui lui permet d’appréhender « ces objets hybrides que sont les BigTech, les nouvelles structures de pouvoir qu’ils dictent en lien avec le BigState comme alter ego, les expressions stato-militaires de la cyberpuissance, les glissements démocratiques qu’ils induisent, l’idéologie qu’ils abritent : le projet de Technologie Totale ».
La technopolitique comme « champ d’étude propre » lui permet ainsi d’élaborer des concepts offrant un nouvel éclairage sur la manière dont interagissent les géants technologiques (BigTech) et les Etats (BigState). S’inspirant du couple conceptuel marxiste « infrastructure-superstructure », Asma Mhalla développe l’idée que les géants technologiques que sont les BigTech contrôlent désormais l’ordre social mondial. Et pour cause : ceux-ci sont à la fois ce qu’elle appelle « l’InfraSystème » et la « MétaStructure » qui ordonnent la société dans son ensemble.
L’InfraSystème désigne la totalité « des outils, infrastructures, solutions de connectivité, de captation et de traitement des milliards de données » (câbles, satellites, data centers, algorithmes, etc.) dont aucun acteur économique et politique ne peut désormais se passer. Comme elle l’explique, « un des changements de paradigmes du XXIe siècle réside dans ce point précis : le rôle des BigTech […] comme points d’accès et de contrôle de l’infrastructure technologique systémique, soubassement de l’économie mondiale et des rapports de forces géopolitiques. »
Cette masse de données captée au niveau de l’InfraSystème est mise en ordre au sein de la MétaStructure qui est une sorte de « datamonde » : « Algorithmes, logiciels et autres super-programmes d’intelligence artificielle ont la charge de rendre intelligible et d’ordonnancer cette MétaStructure, la construire, l’orienter, la filtrer, la policer. » C’est en cela que cette MétaStructure, détenue en grande partie par les BigTech, devient un « appareil de pouvoir » : ordonnant une quantité illimitée de données, elle constitue une manne infinie de renseignements intelligibles et est capable d’orienter les comportements.
En conséquence, les Etats ne détiennent plus le monopole du contrôle politique et social de la population : celui-ci est partagé avec les BigTech qui deviennent « un passage obligé vers la MétaStructure » pour tous les acteurs régaliens. Mieux : InfraSystème et MétaStructure, qui s’alimentent dans une boucle sans fin, produisent une Superstructure garantissant leur maintien. C’est l’idéologie portée par les BigTech et dont le BigState se fait le relais : celui de la Technologie Totale.
La Technologie Totale comme contrôle de la masse mondiale
S’inspirant de la conception marxiste de l’idéologie, Asma Mhalla enquête sur la vision du monde de ceux qui contrôlent l’InfraSystème, à savoir les BigTech. La Technologie Totale ne serait ainsi pas uniquement « un gigantesque système techniciste flottant au-dessus de nos têtes » car sa finalité serait orientée par ceux qui la conçoivent. Tandis que chez Marx l’idéologie favorise les intérêts d’une classe dominante au détriment de ceux d’une classe dominée, l’idéologie de la Technologie Totale sert les « surveillants » opposés aux « surveillés » et, ainsi, « acte la disparition du concept de ‘classes’ » remplacé par celui de la « masse ».
La Technologie Totale agit de telle sorte que chacun de nous est considéré par la MétaStructure comme un atome indifférencié et abstrait duquel celle-ci peut extraire des données en quantité illimitée et à des fins essentiellement économiques. Paradoxalement, cette massification de l’existence « s’accompagne d’une personnalisation sur mesure de l’expérience » : chaque individu, en exposant sa vie intime à tous au moyen des réseaux sociaux, introduit dans celle-ci les rouages invisibles de la Technologie Totale. « Le contrôle technologique de l’intime est l’un des moteurs de la Technologie Totale » : cela permet à la MétaStructure d’absorber toujours plus de données.
C’est la raison pour laquelle le projet de Technologie Totale revêt un caractère « totalisant » : « invasif dans chaque pan du quotidien », il pulvérise la séparation du public et du privé chère à la pensée libérale. Ce caractère se vérifie aussi par la manière dont ce projet se déploie : « idéologie monde », la Technologie Totale détient une « visée universelle » et « hégémonique » lui permettant de « cibler n’importe quel utilisateur sans aucune distinction ». Ainsi, en plus de concerner tous les aspects de la réalité (du quotidien de chacun à la géopolitique mondiale), elle tire sa force de sa capacité à dépasser toutes les idéologies : « Elle est plastique, mouvante. Son projet n’est pas tant de dire le bien ou le mal que de mettre en cohérence la prise de contrôle de ceux qui la proclament. »
Une telle affirmation peut cependant laisser dubitatif : si la Technologie Totale est « indifférente à la pensée » et surpasse toutes les « infra-idéologies », peut-elle être qualifiée d’idéologie, laquelle suppose de fournir un système prédéfini d’idées ? En outre, Asma Mhalla semble identifier une idéologie bien définie propre à une partie des BigTech : celle à la fois libertarienne, conservatrice et techniciste dont Musk est le plus parfait représentant. Défiant le système tout en y participant, le propriétaire de X illustre à merveille les relations ambivalentes entretenues entre les BigTech et le BigState, lesquelles menacent les fondements de nos démocraties libérales.
Vers un nouveau pacte social ?
Si Musk se permet de déployer un soft power libertarien tout en servant la politique de puissance des Etats-Unis en envoyant des starlinks en Ukraine, c’est en effet parce qu’il existe un « continuum fonctionnel » entre les BigTech et le BigState. Et la première raison en est simple : même pour ses fonctions les plus régaliennes, l’Etat est désormais dépendant des grands acteurs technologiques détenant la majorité de l’InfraSystème.
Pour le prouver, l’auteur explique qu’un certain nombre de conventions ont été conclues entre l’administration américaine et certains BigTech. Il en va par exemple ainsi du programme militaire Maven rendu public en 2018 prévoyant un contrat entre le Pentagone et Google pour développer des drones sophistiqués à des fins de surveillance. Asma Mhalla rappelle à cet égard la manière dont la NSA profite d’un flou juridique pour extraire des données personnelles collectées par les géants technologiques.
Ainsi, émerge un nouveau « Léviathan à deux têtes » composé des BigTech et du BigState, lequel remet en cause les fondements du contrat social entre le Peuple et l’Etat et éclate la souveraineté : « Le BigState s’abreuve de la puissance des BigTech, qui en retour capturent une partie de la légitimité dont jouit le BigState. Pour le dire simplement, les BigTech mettent en puissance le BigState qui les notabilise à son tour. Le contrat social ne se scelle plus uniquement entre le peuple et son État, mais du peuple vers le BigState, puis partiellement et indirectement du BigState vers les BigTech. »
C’est pourquoi Asma Mhalla invite à redéfinir la place du citoyen (BigCitizen) qui est directement concerné par « l’usage sécuritaire des nouvelles technologies » opérant une « privatisation de la sécurité nationale » et menaçant les libertés. Pour ce faire, elle dessine les contours de ce qui pourrait être un nouveau « pacte néo-hobbesien » au sein d’une « cogouvernance transatlantique solidaire ». Celle-ci permettrait aux Etats-Unis et à l’Europe d’intégrer la participation du BigCitizen comme contre-pouvoir dans l’élaboration d’un cadre normatif commun pour réguler l’activité des BigTech. Réaliste ou utopique ? Le lecteur en jugera.
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