Connu pour ses romans de science-fiction, Alain Damasio surprend avec son dernier ouvrage « Vallée du Silicium » dans lequel on le découvre presque anthropologue. Composé de chroniques et d’une nouvelle littéraire, ce livre dévoile la manière dont la technophilie de la Silicon Valley, nouveau « centre du monde », reconfigure totalement l’homme.

Invité par la Villa Albertine à explorer la Silicon Valley pendant tout le mois d’avril 2022, Alain Damasio s’est efforcé de saisir au mieux l’état d’esprit qui y règne en laissant de côté tous ses a priori technocritiques. Comme il l’écrit, il s’agissait de « pouvoir accueillir la technologie non plus comme une menace, une servitude volontaire ou un état de fait, mais avec l’euphorie excitante et tranquille de ceux qui la conçoivent, la promeuvent et la font. Me désaxer, au moins ce petit mois, de ma ligne technocritique de Français narquois en privilégiant, face au flux d’innovations, en lieu et place de mes réflexes de défiance, une forme de positivité complice, j’allais même dire : un enthousiasme. »

C’est d’ailleurs cette démarche qui distingue le scientifique de l’écrivain. Tandis que le premier doit observer un phénomène à travers un système méthodique préétabli, le second doit être capable, tel un poète, de laisser les choses lui dire ce qu’elles sont, les contempler pour mieux les saisir. Ainsi, comme l’écrit Damasio, il était nécessaire de « faire comme si et faire tout comme – me laisser traverser pour mieux éprouver cet engouement que trouvent mes interlocuteurs à faire partie de « ceux qui en sont » – et tenter d’en orpailler la limaille des affects. Se syntoniser pour épouser leur vision avec la même fluidité qu’on plonge, écrivain, en apnée dans ses personnages par crainte de sinon les trahir. »

Épousant la vision du monde des géants de la tech en rencontrant ceux qui gravitent autour, Damasio est alors capable de nous dévoiler les arcanes de cette Vallée du Silicium qui, désormais, nous gouverne tous. Tel le Mont Olympe dont le sommet est caché par les nuages dans lesquels se réunissent les dieux, celle-ci est tant mythifiée qu’on en oublie même son existence physique à partir de laquelle se déploient les rouages numériques mondiaux. C’est justement pour la démythifier que l’auteur a voulu explorer l’« origine physique » de cet « empire dématérialisé qui hante nos quotidiens ». Un empire numérique mondial capable de reformater l’homme sur la base du modèle anthropologique californien.

La Silicon Valley, la nouvelle Rome ?

Tout comme Rome et son évêque s’efforçaient d’être, au Moyen-Âge, le principe spirituel du monde connu d’alors, la Silicon Valley contient ce que Damasio appelle la « Cathédrale d’Apple », à savoir le siège social de la marque mondialement connue : l’Apple Park qu’il qualifie aussi de « centre du monde ». Qualifié d’anneau (the Ring) en raison de sa forme parfaitement circulaire, l’auteur ne peut s’empêcher de voir en cette « Mecque du Mac » un projet métaphysique de la part du « technoprophète » Steve Jobs. 

Ce projet viserait à doter la religion de la Pomme d’un « épicentre » relié aux forces divines : « La légende dit que là où il est désormais, Steve Jobs attend parfois la nuit pour pointer son doigt, comme un gosse, à travers les nuages, en direction de la Silicon Valley. Dieu lui a promis qu’un jour il pourrait enfoncer son majeur dans la terre meuble de l’Apple Park pour y enfiler la bague et l’ajuster d’une rotation à son doigt. Il lui a révélé que l’anneau agit comme un senseur et qu’à travers le bâtiment-bijou, on peut sentir les milliards d’appareils Apple qui existent et ont existé à travers le monde » écrit Damasio.

Dévoilant une analogie entre les rituels de la messe et ceux des utilisateurs des produits Apple, l’auteur va jusqu’à considérer l’existence d’une liturgie propre à la marque. « Car tout ce qui fait désormais nos quotidiens de gestes, nos touchers rituels, l’inclinaison de nos nuques sur des rectangles pas plus larges qu’une main, le dépli de nos papillons de vitre dans l’intimité de nos draps, dès le lever du jour (…), toutes ces applis en nous, avec leurs protocoles, leur logique, leur icône, leurs idoles, tous ces scrolls liquides qui coagulent dans nos sangs comme un miel, eh bien c’est comme si toute cette liturgie prenait source ici, à l’Apple Park » écrit Damasio.

Cette analogie est centrale dans l’ouvrage tant elle permet de mieux comprendre la manière dont l’auteur conçoit les conséquences de l’intrusion du numérique dans nos vies. En effet, les rites de la messe participent à la formation de l’habitus de ceux qui les répètent régulièrement. Dans la suite d’Aristote, Thomas d’Aquin définissait l’habitus comme « une disposition suivant laquelle un être est bien ou mal disposé, ou par rapport à soi ou à l’égard d’autre chose ». Ainsi, les rites contribuent à orienter la disposition de celui qui les pratique par rapport à lui-même, aux autres, aux choses. De même, les rites des utilisateurs des produits Apple, des pratiquants de ce que Damasio nomme « la religion de la matière-lumière » propre au « panthéisme de l’information » qu’est le numérique, orientent leur habitus, leur disposition face au monde.

Ainsi, Damasio se demande « ce qui, dans ces rites scriptés que nous assignent ceux qui les codent, dans ces outils qui nous utilisent et formatent nos actes plus que l’inverse, dans ce que nous faisons de ce que ces iPhone ont fait de nous, malgré tout – se demander quels habitus et quel éthos (je veux dire quel système de routines psychiques finissant par devenir un mode d’être récurrent) et quels comportements individuels et collectifs, cela nous induit-il, nous conduit-il à adopter ? ». En effet, nourri par la philosophie d’Ivan Illich, l’auteur semble acquis à l’idée que l’usage d’une technologie est toujours à interroger tant celle-ci est capable d’affecter durablement les comportements : « elle réinvente des pratiques et reformate des comportements, elle enfante parfois une culture entière (…) juste par les interactions nouvelles qu’elle offre. S’en servir, c’est déjà transformer ses rapports à soi et ses relations aux autres ».

Le « technococon » ou la bulle de l’homo numericus

Bien que ne se disant pas technophobe – la « technophobie est une farce » écrit-il – l’auteur qui refuse d’utiliser un téléphone portable fait preuve de vigilance face au déploiement massif de toute technologie. Et pour cause, la technologie « situe notre liberté et notre liberté s’exerce face à elle, en elle. » Il précise que la liberté face à la machine est une « liberté en situation, déjà située », conditionnée. Ainsi, le smartphone et ses réseaux sociaux boostés à coups d’IA conditionnent ses utilisateurs dans ce qu’il nomme si bien un « technococon ». 

En effet, en utilisant des concepts tirés de Mille Plateaux de Deleuze et Guattari, il s’aperçoit que l’époque du cyberespace comme espace libre et lisse propice au nomadisme est révolue. Désormais, celui-ci est un espace strié où chacun se re-territorialise dans sa « bulle », son « île » au sein de l’ « océan numérique ». Où l’homo numericus se sédentarise dans ce qu’il appelle un « technococon », un « closmos » (cosmos clos) qui l’isole de toute altérité en le maintenant dans ce que Heidegger nommerait « la dictature du « on » ». Et ce à la manière du modèle anthropologique américain, à savoir d’une « culture relationnelle qui ne part jamais du collectif » mais de l’individu atomisé qui s’agence à des communautés d’affinités pour survivre : « les réseaux sociaux ont maillé de nouveaux groupes affinitaires sans territoire autre que la plateforme mais projetant pourtant ses fils à travers le monde entier. » 

Pour Damasio, cette négation de l’altérité affecte l’homme dans son essence même tant son « espace fertile (…) est cette lisière tremblée où l’on s’élève en se confrontant à ce qui n’est pas nous » et qu’il « aime appeler : l’altérieur. » C’est le retour à cet altérieur qu’il souhaite promouvoir en appelant à s’interroger collectivement, à la fin de sa dernière chronique, sur « l’effacement du monde extérieur ; ce technococon qui crée une hyper-fragilité à tout imprévu, hasard ou accident ».

Restez informés en temps réel
S'inscrire à
la newsletter
En fournissant votre email vous acceptez de recevoir la newsletter de Incyber et vous avez pris connaissance de notre politique de confidentialité. Vous pourrez vous désinscrire à tout moment en cliquant sur le lien de désabonnement présent dans tous nos emails.
Restez informés en temps réel
S'inscrire à
la newsletter
En fournissant votre email vous acceptez de recevoir la newsletter de Incyber et vous avez pris connaissance de notre politique de confidentialité. Vous pourrez vous désinscrire à tout moment en cliquant sur le lien de désabonnement présent dans tous nos emails.