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Vers une ère post-digitale ?
La crise sanitaire actuelle offre un décalage saisissant entre sa nature éminemment matérielle, dans ses causes et conséquences, et l’explosion spectaculaire des usages digitaux qu’elle a entrainée.
Avec près de 300 000 morts à l’échelle mondiale, des frontières fermées, un commerce mondial en chute libre, des industries à l’arrêt, des Etats contraints de prendre des mesures restrictives en matière de libertés publiques, sans précédent en temps de paix dans des démocraties, l’impact de la crise dans la vie réelle est majeur. Mais la crise a aussi été l’occasion de prendre conscience du rôle clé des technologies numériques qui ont permis d’assurer une certaine continuité sociétale et économique. L’utilisation des réseaux sociaux est en hausse de plus de 60%. Près de 20 millions de français se sont mis au télétravail. De nouvelles formes de rencontre, de loisir et de sport ont émergé. Et même si tous ces usages ne subsisteront pas, il en restera forcément quelque chose dans le « monde d’après ».
Ce constat ne doit cependant pas nous conduire à des conclusions trop hâtives : il ne s’agit ni d’un triomphe du « virtuel », ni d’un retour, encore moins d’une vengeance, du « réel ». Ce sont plutôt les prémisses d’une ère post-digitale caractérisée par une hybridation totale des usages, par une fusion du cyberespace et du monde physique, par une réalité mixte que les experts en marketing qualifient de « phygitale ». De fait, si le digital a joué un rôle clé pour les 4,5 milliards d’individus confinés (58% de la population mondiale), la crise montre aussi l’importance des chaines d’approvisionnement et des flux physiques, de la grande distribution et des commerces de proximité. Elle a également mis sur le devant de la scène les soignants, les caissiers de supermarché, les agriculteurs, les logisticiens, les livreurs… Bref, elle démontre que les écosystèmes sont désormais hybrides, à la fois physiques et digitaux, ce qui les rend plus résilients, mais aussi plus vulnérables. Plus résilients, car la transformation numérique a permis de prolonger, de renforcer, de solidifier certains processus physiques. Plus vulnérables, parce que leur surface d’exposition a du même coup progressé. Si l’on avait logiquement les yeux rivés sur le front sanitaire ces dernières semaines, les affrontements « cyber » n’ont d’ailleurs jamais été aussi violents que pendant la crise Covid : recrudescence d’attaques visant des infrastructures sensibles, dont de nombreux hôpitaux, développement d’une cybercriminalité opportuniste utilisant le prétexte « covid », tentatives de déstabilisation menées par des groupes paraétatiques etc. Sans oublier le terrain informationnel où les fake news ont pullulé.
Face à des risques systémiques, dont les causes et conséquences sont globales et s’accommodent mal de compartimentations, les réponses doivent donc être globales. Plus encore, elles doivent intégrer les traditionnels angles morts de la gestion des risques : les événements improbables et à fort impact, de type « cygne noir », souvent ignorés car difficilement modélisables et donc peu assurables. Une réflexion « out of the box » est ainsi plus que jamais nécessaire pour anticiper les risques et leurs multiples combinaisons et repenser totalement le « mode dégradé ». Malgré des plans de continuité très complets, la plupart des organisations n’avaient pas en effet envisagé de tels effets cascade et une telle simultanéité des événements redoutés.
Il est aussi urgent d’examiner les dépendances crées par la mondialisation effrénée et le modèle « fabless » dont on mesure aujourd’hui certaines conséquences néfastes : pénurie de masques et de respirateurs, arrêt forcé de certaines chaines de construction automobile, rupture d’approvisionnement en matière d’équipements électroniques et informatiques… Des dépendances à des flux matériels qui se doublent en outre de plus en plus d’une dépendance aux grandes plateformes digitales, essentiellement américaines, dont la domination va encore se renforcer à la faveur de cette crise. Les organisations qui avaient déjà choisi de transférer tout ou partie de leurs infrastructures, services et données dans le cloud se sont en effet révélées beaucoup plus agiles dans la crise. Ce constat doit donc nous conduire à construire une véritable doctrine en matière d’autonomie stratégique, puis à mobiliser l’ensemble des leviers pour la mettre en œuvre. Au plan étatique, cela passera nécessairement par la révision de notre doctrine nationale en matière d’activités essentielles et de nos plans d’urgence. Au plan industriel, il s’agira aussi de tout mettre en œuvre (investissement, achat public…) pour relocaliser ou développer de véritables filières nationales dans les secteurs considérées comme stratégiques et de diversifier le « sourcing » pour les autres. Au plan technologique, enfin, l’effort devra porter sur les technologies clés de cette ère post-digitale : intelligence artificielle, blockchain, réalité augmentée, impression 3D, informatique quantique.
L’avènement de cette ère post-digitale, que certains présentent comme l’âge de la maturité de la révolution numérique, ne sera cependant pas un long fleuve tranquille. Au-delà des défis technologiques (débit et latence des réseaux, miniaturisation, puissance de calcul, énergie…) qui n’en sont plus réellement, c’est surtout un nouveau pacte social qu’il faudra bâtir. La crise Covid a en effet largement mis en exergue une fracture, qui n’est pas que numérique, entre les « hyper-connectés » et les « sous-connectés », entre les « cols blancs, aptes au télétravail, et les autres, « cols bleus » ou professions exigeant du « présentiel », entre ceux que l’essayiste britannique David Goodhart appelle les « anywhere » (gens de partout) et les « somewhere » (gens de quelque part)[1]. Le besoin de sécurité et d’ancrage territorial, qui s’est largement répandu à la faveur de cette crise, milite pour un rééquilibrage tenant compte à la fois des impératifs économiques et des réalités sociétales. Le progrès n’est pas uniquement une affaire de technologies. Il est d’abord une histoire d’Hommes.
(Par Guillaume Tissier, Président de CEIS)
[1] https://www.lefigaro.fr/vox/societe/david-goodhart-la-crise-du-coronavirus-rapproche-les-anywhere-et-les-somewhere-20200424
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