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IA, l’impossible contrôle des exportations ?
L’intelligence artificielle, arme de destruction massive ?
Nous n’en sommes pas là, mais derrière la face riante des agents conversationnels, des assistants à la création de visuels et de chansons ou des aides à la décision stratégique et au diagnostic médical, l’IA a son côté obscur.
Ses usages militaires ont déjà subi l’épreuve du feu, à l’exemple d’ « Habsora » (évangile), un logiciel israélien qui traite de multiples sources (imagerie satellite, écoutes, renseignement humain et électronique, etc.) pour proposer des cibles potentielles à un rythme soutenu. L’armée israélienne l’emploie quotidiennement dans ses opérations à Gaza. Aéronefs et blindés autonomes, pilotés par l’IA, sont dans les cartons de toutes les grandes puissances. En 2023, Pékin a organisé un combat de drones, l’un piloté par un humain, l’autre par une IA. 90 secondes plus tard, cette dernière remportait la victoire. La Russie travaille sur des blindés autonomes et l’Occident n’est pas en reste, à l’exemple du britannique BAE Systems, qui travaille sur des chars appuyés par des essaims de véhicules terrestres et aériens, le tout piloté par IA.
Ceci sans même parler des applications de reconnaissance faciale, de surveillance de masse des réseaux informatiques et d’espionnage, dopées à l’IA. Alors qu’il date d’avant l’explosion de l’intelligence artificielle, le logiciel espion Pegasus a fait scandale en 2018, quand une enquête réalisée en collaboration avec Amnesty International et Forbidden Stories – une plateforme de l’association de journalistes Freedom Voices Network – avait révélé qu’il avait été utilisé pour espionner journalistes et opposants politiques par 11 États.
La liste de Wassenaar
Un détournement clair de l’objet du spyware de la société israélienne NSO Group, qui est officiellement de lutter contre le terrorisme et la criminalité. Pourtant, Pegasus est clairement considéré juridiquement comme une arme de guerre et son exportation est soumise à l’autorisation du gouvernement israélien.
Le cas de l’intelligence artificielle est plus ambigu. Comme la plupart des applications informatiques, l’IA fait partie des « biens et technologies à double-usage » (BDU), aux utilisations potentielles à la fois civiles et militaires. Elles sont régies par l’Arrangement de Wassenaar. Celui-ci administre à la fois l’exportation de matériels de guerre et celle de technologies duales, qui peuvent à la fois avoir des débouchés directs civils et militaires. Sont également concernés les biens et services pouvant servir au soutien aux forces armées et à la production d’armements, y compris nucléaires, chimiques ou biologiques. Ses experts mettent régulièrement à jour la liste des produits visés : matériel de télécommunications, matériaux sensibles, capteurs et lasers, composants électroniques, ordinateurs et logiciels, etc. Une liste très technique, difficilement compréhensible par le profane ou même l’homme de l’art. Un détour par les autorités nationales s’impose aux producteurs de potentiels BDU pour connaître à quelles conditions ils peuvent – ou pas – exporter leurs solutions, une décision en dernière instance éminemment politique.
L’Arrangement de Wassenaar comporte aujourd’hui 42 membres et sert de base volontaire à la législation nationale de ses signataires. L’Union européenne la transpose directement dans ses propres règlements en matière d’exportation d’armements et de technologies à double usage. Elle propose quatre types d’autorisation aux exportateurs : licence individuelle, licence globale, licences générales nationales et les autorisations générales de l’Union.
L’IA passe entre les gouttes
Toute mise à jour de la liste des matériels sensibles de l’Arrangement de Wassenaar est ainsi automatiquement répercutée dans la législation européenne et par ricochet dans celle de ses États membres. Ceux-ci conservent néanmoins la prérogative d’appliquer l’une des quatre autorisations de l’Union, qui devient dès lors valable dans tout le territoire intracommunautaire. Ils restent libres de définir des listes plus contraignantes que celles des règlements européens et à l’inverse d’accorder au cas par cas des licences d’exportation pour des matériels ou procédés figurant dans les listes de matériels sensibles.
Outre la nature des biens et services considérés, ces restrictions prennent naturellement en compte le pays destinataire, dans une échelle allant de très peu de contrôle pour des pays alliés comme les États-Unis, jusqu’à une vigilance maximale pour les États considérés comme adversaires de l’Union européenne et les pays occidentaux, tels que la Russie ou la Chine.
À ce jour, rien n’est spécifiquement prévu dans l’Arrangement de Wassenaar concernant l’intelligence artificielle, mais l’Union européenne ou ses États membres sont libres de considérer l’utilisation malveillante qui pourrait être faite de ce type de technologie avant d’accorder une autorisation d’exportation. Dans un domaine similaire, l’affaire Pegasus avait créé un précédent pour l’Union européenne. Face au scandale, celle-ci avait décidé de mettre en place une législation contrôlant plus étroitement l’exportation et l’utilisation de logiciels de cybersurveillance. L’exportation de dispositifs biométriques, drones, logiciels espions… à destination des régimes autoritaires devait être scrutée à la loupe. Des dispositions qui vont plus loin que l’arrangement de Wassenaar et qui furent prises à l’occasion de la refonte de 2021 du régime de contrôle des exportations des BDU.
L’IA, maîtresse du commerce… et du champ de bataille ?
L’affaire de l’accord secret entre les États-Unis, le Japon et les Pays-Bas illustre toute la difficulté d’appliquer de telles dispositions. À l’origine secret, cet accord a été révélé en 2023. Il prévoyait que les Pays-Bas s’alignent sur le régime américain de restrictions des exportations de semi-conducteurs à la Chine. Amsterdam avait été accusé de manquer à la solidarité européenne et d’aller trop loin dans ses restrictions d’exportations de matériel dual. En s’alignant sur Washington, qui souhaite non seulement empêcher l’exportation de matériel à utilisation militaire, mais aussi freiner la croissance du secteur technologique civil chinois, les Pays-Bas ouvraient-ils la boîte de pandore ? Si Amsterdam était parfaitement fondée à choisir le régime d’exportation de BDU qu’il souhaitait, se mettre en rivalité directe avec Pékin l’exposait à des représailles dont l’Union européenne, laissée sur la touche, serait incapable de le protéger.
La définition même de matériel durable trouve rapidement ses limites parlant de super-conducteurs, surtout dans un pays comme la Chine où les secteurs civils militaires sont très étroitement imbriqués. Comme le souligne Mathieu Duchâtel, « si les puces aux fonctions d’intelligence artificielle sont essentielles aux serveurs d’Alibaba Cloud, elles permettent aussi à des superordinateurs de traiter suffisamment de données pour simuler et donc planifier des opérations militaires sur un théâtre donné ». Le directeur des études internationales et expert résident à l’Institut Montaigne rappelle ainsi que « l’ensemble du secteur des semi-conducteurs est susceptible de contribuer à des programmes militaires ».
Exportations, arme diplomatique
Problème pour l’Europe : si les États-Unis ont fait du contrôle des exportations une arme diplomatique à part entière depuis de nombreuses années, l’Union européenne ne fait que suivre le mouvement. Les sanctions prises à l’encontre de la Russie depuis l’invasion de l’Ukraine en sont un parfait exemple. Or, « nous sommes toujours dans une phase ascendante quant à l’emploi de ces contrôles dans les relations internationales, alors que l’ambiguïté du double usage ne connaît pas de limites pour le quantum ou l’intelligence artificielle, dont chacun des progrès peut favoriser l’innovation de défense », conclut Mathieu Duchâtel.
Il ne souligne cependant pas que ces restrictions d’exportations sont une arme à double tranchant. Alors que la Chine est le seul challenger crédible des États-Unis en matière d’intelligence artificielle et que l’Europe est à la traîne dans ce domaine, la menace pourrait bien se retourner contre le Vieux continent. Alors que, comme le soulignait fin 2023 Emmanuel Macron, l’UE « peut décider de réguler beaucoup plus vite et plus fort, mais on régulera ce qu’on n’inventera pas », que se passera-t-il le jour où ce sera Pékin qui nous imposera des restrictions à l’exportation de technologies d’IA, que ce soit pour la compétitivité de nos entreprises ou la maîtrise du champ de bataille ?
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