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L’intelligence artificielle transforme-t-elle le champ de bataille ?
La guerre entre la Russie et l’Ukraine déjoue depuis bientôt trois ans bien des prédictions concernant l’application de l’intelligence artificielle au champ de bataille. Il y a dix ans, les Américains Peter Singer et August Cole annonçaient en effet dans leur roman « d’anticipation réaliste » La Flotte Fantôme une guerre en accéléré, où l’intelligence artificielle et les cyberattaques permettraient des actions extrêmement rapides et des ruptures stratégiques immédiates. Dans le même temps, on rapportait que pour la doctrine russe les armes autonomes permettraient d’ « exclure le soldat russe de la zone d’immédiate conflictualité en le remplaçant par des unités robotisées » et d’épargner des vies. Une guerre par procuration en quelque sorte, qui faisait en outre planer la menace d’un « Pearl Harbor numérique » prédit par Neil Munro dès 1995.
Des tranchées survolées par des drones
La réalité du champ de bataille est toute autre. Les Russes ont perdu 200 000 hommes (pour 400 000 blessés). Air, terre, mer, espace, cyberespace : les dimensions s’additionnent sans s’exclure et complexifient considérablement le déroulement des combats. Les chars sont désormais la proie de drones et la guerre de mouvement laisse place aux tranchées, qu’on n’avait plus vues en Europe depuis la Grande Guerre. L’infanterie demeure donc l’acteur majeur d’un conflit qui s’enlise depuis bientôt trois ans. Car même avec l’appui des nouvelles technologies, une vérité demeure inchangée : « les guerres ne se gagnent ou ne se perdent que sur terre », rappelait l’an passé le chercheur et ancien officier britannique Mike Martin.
Pourtant, l’usage de l’intelligence artificielle transforme bien le champ de bataille, de façon aussi spectaculaire dans le conflit ukrainien que dans la guerre menée par l’armée israélienne contre le Hamas et le Hezbollah. De nombreux domaines d’application sont concernés et font entrevoir des changements profonds. Comme le résumait en mars dernier le directeur de l’AMIAD, Bertrand Rondepierre, (Agence ministérielle de l’intelligence artificielle de défense), les cas d’usages militaires de l’IA sont principalement deux ordres : l’assistance au commandement (renseignement, ciblage, etc.) et les opérations tactiques grâce à l’IA « embarquée ». Ils s’appliquent en outre à un environnement bien particulier.
Un terrain mouvant, hostile et hors norme
En effet, le champ de bataille n’est pas seulement caractérisé par son hostilité et sa dangerosité. Il se démarque par la rareté des données disponibles et par son caractère à la fois imprévisible et extrême. Cette singularité s’accentue avec l’intégration des ruptures technologiques. L’IA et le big data transforment en effet durablement la nature des conflits, dans lesquels la vitesse d’exécution devient déterminante. L’enjeu devient alors d’utiliser l’IA pour accélérer la boucle décisionnelle « OODA » (« Observe, Orient, Decide and Act »), en améliorant la performance d’un commandement multi-milieux et multi-champs, malgré un contexte en perpétuelle évolution et des moyens nécessairement dégradés. C’est dans cette « automatisation des décisions » et dans « la simultanéité des actions » permises par l’IA que les américain John Allen et Amir Husain situent l’avènement d’une « hyperguerre ».
Des plateformes logicielles d’aide au commandement ont ainsi été développées pour améliorer l’efficacité et la rapidité de la prise de décision des commandements et des chefs d’opération. Notamment par la célèbre firme américaine Palantir créée en 2003 avec un financement du fonds In-Q-Tel, ou plus récemment par la startup française Comand AI (fondée par Loïc Mougeolle & Antoine Chassang), et par la startup allemande Helsing. Depuis 2018, les progrès de l’IA en matière militaire ont connu une accélération exponentielle. À tel point que les armées ont aujourd’hui davantage à charge de les intégrer que de poursuivre la recherche fondamentale en la matière : « Selon moi, l’IA ne relève déjà plus du champ de l’innovation », soulevait par exemple en avril dernier le directeur de l’AMIAD, Bertrand Rondepierre. Charge donc aux armées d’intégrer des outils sophistiqués comme les drones filaires conçus par les Français d’Elistair ou les systèmes développés par Nexter-KNDS.
Le conflit russo-ukrainien : une convergence de la masse et de la précision
« Confronté à un adversaire supérieur en nombre et en armement, Kiev compense son infériorité par le déploiement massif de drones », observent Amélie Férey et Laure de Roucy-Rochegonde (IFRI). En 2024, près d’un million de drones ont été déployés par l’armée ukrainienne sur les lignes de combat, notamment grâce à un écosystème de 200 entreprises ukrainiennes travaillant en étroite collaboration avec l’armée et faisant de l’Ukraine un véritable « laboratoire de l’IA militaire ». Parmi ces drones, les Saker Scout sont à même d’identifier et d’attaquer 64 types d’objets militaires russes de façon autonome, malgré le brouillage électronique russe. « Les Ukrainiens n’ont toutefois pas relevé seuls le défi de l’arsenalisation de l’IA dans leur guerre contre la Russie. Ils ont été soutenus par bon nombre de géants technologiques américains », rappellent les deux chercheuses, en citant notamment Starlink et Clearview AI. Les Ukrainiens ont pu ainsi concevoir le « système Delta », une plateforme leur permettant de fusionner les données des drones et des satellites et de dresser une carte finement détaillée du champ de bataille.
En face, les Russes déploient en nombre des drones de type Orlan, Orion (reconnaissance) Zala (attaque), ou Shahed-136 (kamikazes fournis par l’Iran). Pour le stratège Michael C. Horowitz, c’est dans cette convergence de la masse et de la précision que se trouve la principale évolution permise par l’IA et les économies de production associées : « Pendant des millénaires la masse a été essentielle pour la victoire. Pendant la Guerre froide, la précision a pris le dessus. Aujourd’hui, les armées réalisent qu’elles peuvent avoir les deux. » Pour autant, si les drones rendent difficile la concentration et le mouvement des troupes en augmentant la létalité du champ de bataille, ils ne remplacent pas l’artillerie traditionnelle ni les forces d’aviation pour obtenir la supériorité aérienne. C’est pourquoi la chercheuse du CNAS Stacie Pettyjohn estime que les drones marquent bien une évolution, et non une révolution.
Israël à Gaza : faire la guerre avec des métadonnées
Ce phénomène évolutif se retrouve aussi dans la guerre menée par l’armée Israël contre le Hamas, le Jihad islamique palestinien et le Hezbollah, à la suite de l’attaque du Hamas du 7 octobre 2023. Avec le système de ciblage Lavender, Israël prolonge en effet la technologie des « signatures strikes » déployée par les États-Unis dès 2003 en Afghanistan, qui fit dire en 2014 au général Michael Hayden, devant un parterre médusé, que l’armée américaine « tu[ait] des gens sur la base de leurs métadonnées. » Le sémillant retraité de la CIA et de la NSA pouvait-il pour autant anticiper l’extension des capacités de ciblage accomplie par l’armée israélienne dix ans plus tard ?
Le système Lavender a permis en effet à Tsahal d’attribuer un score de probabilité d’appartenance au Hamas à 27 000 Palestiniens (fondé sur l’analyse de leur téléphone portable et de leurs réseaux sociaux), tandis que le système Where’s Daddy? suivaient les « mieux classés » jusque chez eux pour déclencher des frappes (avec un temps de vérification de 20 secondes pour les opérateurs humains). De son côté, Gospel a permis à l’aviation et à l’artillerie de cibler 22 000 bâtiments à Gaza en quelques mois.
Comme le rapporte Yuval Abraham dans son enquête pour le magazine +972, Lavender affichait un taux d’erreur de 10 %, tandis que les dommages collatéraux acceptés ont été de « 15 à 100 civils », selon l’importance des cibles. « Nous devions détruire le Hamas, peu importe le coût », lui confie un officier anonyme. Ce transfert du risque des combattants vers les civils (ici dans une situation de conflit exacerbé), a déjà été observé auparavant dans l’usage des drones par les États-Unis, comme le rappelle Laure de Roucy-Rochegonde dans un ouvrage qui fera date. La chercheuse y rappelle avec vigueur et clarté l’importance de réguler l’usage de l’IA afin « d’enchaîner le titan pour ne pas déchaîner le chaos ».
Un risque de surenchère ? L’indispensable besoin d’arbitrage humain
Henri Kissinger et trois de ses confrères identifiaient récemment pour le magazine Foreign Affairs plusieurs facteurs possibles de déséquilibre géopolitique, imputables à moyen terme à l’IA : une course aux armements comparable à celle ayant marquée la Guerre froide (notamment entre les États-Unis et la Chine) ; une compétition acharnée pour les ressources rares nécessaires à la production des nouvelles technologies ; un renforcement du pouvoir des « Big Tech », militarisées et concurrente des États ; une prolifération des systèmes d’armes létales autonomes (SALA) au profit de groupes terroristes et une automatisation complète de la conduite des conflits.
Pour Axel Dyèvre, associé chez Forward Global et en charge de la practice Cyber & Strategic intelligence, cette automatisation de la chaîne de commandement pourrait en outre entraîner « une perte préjudiciable de subsidiarité pour les officiers sur le terrain comme dans les états-majors », affaiblissant le rôle des chefs d’opération, « dont le propre est de décider sur le terrain et dans l’incertitude ». Les qualités du leadership seront rendus d’autant plus crucial que l’usage de l’IA accentue les risques « de dysfonctionnements et d’intoxications des systèmes dus à l’ennemi », qui s’ajoutent aux risques et menaces déjà bien connus des armées. « Avec l’IA, les mauvais resteront mauvais, mais les bons seront meilleurs », conclut cet ancien officier de cavalerie. L’action n’est-elle pas faite par « des hommes au milieu des circonstances », dont « on ne peut ligoter la liberté par des prescriptions étroites », comme écrivait le général de Gaulle en 1944 ? Voilà sans doute le plus grand défi posé par le surgissement, quatre-vingt ans plus tard, de l’IA sur le champ de bataille.
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