A la manœuvre depuis une dizaine d’années en Afrique francophone sur le terrain de la propagande et la désinformation sur les réseaux sociaux, puis sur le terrain militaire, la Russie lance une nouvelle offensive axée sur « la souveraineté numérique ». Décryptage avec Kevin Limonier, spécialiste du cyberespace russe, et Jonathan Guiffard, spécialisé en enjeux stratégiques en Afrique de l’Ouest.

Centrafrique, Mali, Burkina Faso, Niger… La Russie a largement déployé son influence depuis une dizaine d’années en Afrique francophone, au détriment de la France. Une offensive couronnée de succès menée d’abord sur le terrain numérique, où la Russie a été à l’avant-garde. Grâce à ses médias en ligne tels que RT et Sputnik, qui ont su profiter du développement massif d’Internet et des réseaux sociaux en Afrique dans la décennie 2010. Et grâce au sulfureux groupe Wagner, expert dans les activités de désinformation et de propagande, avec ses usines à trolls et ses batteries de faux comptes sur les réseaux sociaux.

En une dizaine d’années, la Russie, qui pâtissait d’une image désastreuse en Afrique, a réussi à « inverser le narratif » et se poser en pays allié des partis et personnalités africaines anticolonialistes et « panafricanistes », rappelle Kevin Limonier, maître de conférences à l’Institut français de géopolitique (Université Paris 8). Moscou veut maintenant aller plus loin, et fédérer ses alliés africains autour du concept de « souveraineté numérique », face à l’Occident.

Mêlant les idées d’indépendance vis-à-vis de l’ancienne puissance coloniale, la France, et la défense de valeurs morales conservatrices, le discours russe fait mouche auprès d’une partie des élites et des peuples africains. C’est ainsi qu’une « déclaration » sur la « sécurité informationnelle » a été adoptée au deuxième sommet Russie-Afrique à Saint-Pétersbourg en juillet 2023, visant à développer les coopérations dans les technologies de l’information.

Contrôle politique et défense des valeurs morales

La Russie est l’un des rares pays dans le monde – avec la Chine notamment – à disposer de son propre écosystème numérique, le « Runet », explique Kevin Limonier, également directeur adjoint du laboratoire de géopolitique de la datasphère (Geode). Cette situation s’explique à la fois par l’histoire de la construction de l’Internet dans ce pays, à l’écart du reste du monde, et la volonté de le contrôler qui s’est manifestée dès le début du pouvoir de Vladimir Poutine dans les années 2000. Moteurs de recherche, réseaux sociaux… Ce sont des sociétés comme Yandex et VK qui y tiennent la place des GAFA.

Moscou, qui vit toujours dans l’idée d’un grand affrontement avec « l’Occident », a produit depuis vingt ans un arsenal législatif et développé en même temps, via des sociétés liées au pouvoir, des outils perfectionnés pour contrôler étroitement le Runet, détaille Kevin Limonier. Disposer d’un « Internet souverain » permet de contrôler le champ politique mais aussi de défendre les « valeurs morales », un enjeu crucial du pouvoir de Vladimir Poutine.

Les services de sécurité russes disposent ainsi de « portes dérobées » vers les plateformes Internet nationales, en vertu d’une loi de 2016. Parmi la panoplie des outils de censure, les TSPU (acronyme pour « appareils de lutte contre les menaces » en russe) sont particulièrement efficaces. Il s’agit de boitiers DPI installés sur les nœuds des réseaux, chez les fournisseurs d’accès, qui permettent de filtrer le trafic internet, y compris les VPN. Ces matériels sont fabriqués notamment par le groupe russe IKS Holding.

Peu importe que les infrastructures de télécommunication installées en Afrique viennent de firmes occidentales ou chinoises, ces boitiers, tels « des postes-frontières numériques », permettent de contrôler tous les flux, explique Kevin Limonier. « C’est ce type de technologie que les Russes veulent vendre en Afrique, après l’avoir possiblement vendu en Iran et en Afghanistan », précise-t-il, ajoutant que de nombreuses autres sociétés russes spécialisées dans les technologies de contrôle s’intéressent aux nouveaux marchés que représentent les pays africains.

Difficile de savoir si de tels instruments de contrôle ont déjà été mis en place, mais « il y a un véritable enjeu démocratique autour de ce concept d’internet souverain, avec un risque de retour à des régimes autocratiques, un recul de l’état de droit » dans les pays d’Afrique de l’ouest, analyse Jonathan Guiffard, chercheur à Geode et expert associé à l’Institut Montaigne. « Au Burkina Faso, par exemple, la junte au pouvoir multiplie les arrestations d’opposants, de journalistes, de blogueurs. Il y a une volonté de contrôle de l’espace numérique », selon l’expert, également chercheur associé à l’Institut français de géopolitique.

Convergence idéologique

Au-delà des systèmes techniques de censure numérique, la Russie met aussi en avant sa convergence idéologique avec les pays africains, avec les pays du « Sud », pour ouvrir un nouveau front, en plus de la guerre en Ukraine, contre « l’Occident », selon Kevin Limonier.

« Que ce soit au Mali, au Burkina Faso ou au Niger, les juntes au pouvoir sont soutenues par des courants religieux conservateurs. La convergence d’intérêts entre Moscou et ces juntes s’appuie sur une convergence idéologique fondée sur le conservatisme politique et social, et la remise en cause de la démocratie », note Jonathan Guiffard.

Car la Russie se voit toujours en grande puissance mondiale, comme l’était l’URSS, même si en fait, elle n’est plus qu’une puissance régionale. Le discours anti-impérialiste et anticolonialiste qu’elle tient aux pays d’Afrique francophone rappelle les postures de l’ex-URSS, alors que le pouvoir russe actuel est complètement différent du pouvoir soviétique marxiste : il n’est plus progressiste, mais profondément conservateur, analyse Kevin Limonier.

Les capacités d’influence russes en Afrique semblent avoir été peu affectées par la disparition en août 2023 d’Evgueni Prigojine, le chef du groupe Wagner, qui y avait déployé ses mercenaires et ses experts en stratégies d’influence numérique. Une nouvelle structure, African Initiative, a été créée dès septembre par le pouvoir russe pour reprendre les activités d’influence de Wagner, et une autre structure, l’Africa Corps, a été montée pour regrouper ses mercenaires.

Les capacités d’influence russes qui ont été mises en place au Mali et au Burkina Faso, à la suite des coups d’État dans ces pays qui ont abouti à l’arrivée au pouvoir de juntes pro-russes, ont ensuite été dirigées vers le Niger, où le président Mohamed Bazoum a été renversé. Puis vers d’autres pays alliés de la France, le Tchad, la Côte d’Ivoire et le Sénégal, où un nouveau président vient d’être élu, Bassirou Diomaye Faye, en s’appuyant notamment sur un discours anti-impérialiste, relate Jonathan Guiffard.

Outre la propagande politique, les entreprises françaises comme Orange, très présente dans les télécommunications en Afrique francophone, sont aussi visées.

« L’impact des systèmes d’influence numérique montés par les Russes est en réalité difficile à mesurer », estime Jonathan Guiffard. « Les changements de régimes intervenus en Afrique de l’ouest résultent avant tout des problèmes sociaux, de la pauvreté, des violences dues aux groupes djihadistes et aux répressions aveugles des des forces armées. Les Russes ont « surfé sur les vagues » protestataires qui existaient déjà. Mais sur le long terme, la persistance des discours anti-occidentaux risque de changer durablement les perceptions des populations », note le chercheur.

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