Depuis le 12 janvier 2025, l’affaire de l’arnaque sentimentale « au faux Brad Pitt » agite médias et réseaux sociaux. Des « brouteurs » ont en effet réussi à soutirer 830 000 euros – un record – à une Française de 53 ans, en usant de photomontages, deepfakes et usurpations d’identité de proches de l’acteur. Cette femme subit, de plus, une vague de cyberharcèlement moquant sa crédulité. Au-delà des raccourcis simplistes, cette affaire a beaucoup à nous apprendre sur notre cyberespace contemporain.

Tout a commencé par un reportage « choc », diffusé le 12 janvier 2025 dans l’émission de TF1 Sept à huit. Baptisé « L’arnaque sentimentale au faux Brad Pitt », il raconte comment des
« brouteurs » ont soutiré 830 000 euros à une Française de 53 ans, Anne Deneuchatel, entre février 2023 et juin 2024, en se faisant passer pour l’acteur américain et son entourage. Cette somme est un record mondial pour ce type d’arnaque.

830 000 euros : un record pour une arnaque sentimentale

Des extraits de l’émission deviennent rapidement viraux dans le monde entier : des internautes pointent notamment la médiocre qualité des photomontages et des deepfakes de Brad Pitt. Les moqueries sur la crédulité d’Anne Deneuchatel se transforment en campagne de cyber-harcèlement, au point que TF1 retire le reportage de son service de replay dès le 14 janvier 2025.

Le même jour, la chaîne YouTube Legend publie une vidéo où Marwan Ouarab, un hacker éthique, fondateur du site Find My Scammer, affirme avoir identifié le chef des brouteurs, un Nigérian vivant au Bénin. Il y présente surtout une version des faits approuvée par Anne Deneuchatel, plus complète que celle de Sept à huit. Dans cette même vidéo, la femme de 43 ans accuse TF1 d’avoir menti en la présentant comme « naïve et idiote ». Elle aurait porté plainte contre la chaîne.

Le 16 janvier 2025, Le Parisien annonce que la brigade financière du parquet de Saint-Denis de la Réunion a ouvert une enquête et tente « d’identifier les comptes bénéficiaires des fonds ». Pour le parquet, qui contredit en cela Marwan Ouarab, « aucun suspect n’est identifié pour l’heure ».

Un abus de faiblesse numérique tristement banal

Au-delà du buzz généré et des versions contradictoires qui s’affrontent, cette affaire est riche d’enseignements sur notre monde numérique contemporain. Si l’ampleur des conséquences financières est inédite, l’histoire d’Anne Deneuchatel est en effet tristement banale, tout comme les mécanismes de manipulations et d’abus de faiblesse qui la sous-tendent. 

Cette femme riche, récemment divorcée, vivait seule sur l’île Maurice, loin de ses proches.
« Atteinte du VIH et guérie d’un cancer », selon ses propres dires, elle se sentait « isolée », sans personne à qui se confier. Pour lui voler ces 830 000 euros, les arnaqueurs ne se sont pas contentés de quelques poèmes et de photomontages, ils ont construit une narration sur-mesure, une vaste « pièce de théâtre », avec de nombreux personnages se corroborant les uns les autres. 

Ils ont pour cela usurpé l’identité de personnes gravitant autour de l’acteur – proches, famille, agents, médecins, et même un agent du FBI. Tous ont envoyé des messages à la quinquagénaire, chacun avec son propre numéro de téléphone américain, semblant authentique. 

Avancer des frais médicaux pour sauver l’acteur

La prise de contact s’est faite via un chat de groupe, organisé par la prétendue grand-mère de Brad Pitt. Dès les premiers échanges, Anne se confie sur ses problèmes de santé et sur les 850 000 euros qu’elle a récupéré après son divorce. 

Le « faux Brad Pitt » lui apprend alors que, en plein divorce avec Angelina Jolie, ses comptes bancaires sont gelés. Gravement malade, il doit pourtant régler d’importants frais médicaux. Il demande donc des avances financières à cette femme dont il est en train de tomber amoureux.
Convaincue qu’elle doit le sauver, Anne accepte. Elle effectue ainsi des « petits » virements de 600 à 10 000 euros pendant plusieurs mois, incluant des versements quotidiens pour de fausses dialyses. Les paiements utilisent généralement des plateformes de cryptomonnaies ou des comptes étrangers, notamment en Turquie.

Interventions chirurgicales

Les arnaqueurs lui envoient des photomontages de l’acteur à l’hôpital, sur des tables d’opération. Le « faux Brad Pitt » la remercie de son soutien, et lui demande d’en faire plus. Il prétexte des interventions chirurgicales pour réclamer davantage d’argent. Le virement le plus élevé atteint alors 115 000 euros. 
Les avocats d’Anne Deneuchatel estiment d’ailleurs que les banques concernées n’auraient jamais dû valider ce transfert, en vertu des règles de lutte contre le blanchiment en ligne. Ils envisagent une action en justice.

Culpabilité et faux journal télévisé

L’emprise des brouteurs s’est donc construite progressivement. Dès que la victime émet un doute, des images, des vidéos générées grossièrement corroborent le narratif qui lui est servi. Elle envisage d’arrêter ses virements : de faux proches la supplient de continuer à soutenir
« Brad ». Des faux médecins vont jusqu’à lui annoncer une tentative de suicide de l’acteur. Culpabilisée, elle continue à payer. 

Les brouteurs lui transmettent même un faux journal télévisé, où elle est présentée, photo à l’appui, comme la nouvelle « femme de coeur » de Brad Pitt. Enfermée dans cette narration, elle finit par leur verser la quasi-totalité de sa fortune.

Innovations numériques et vies brisées

Pour parvenir à leurs fins, les arnaqueurs ont largement joué de la méconnaissance qu’avait Anne Deneuchatel des trucages photo et vidéo. Elle ignorait jusqu’au concept de deepfakes. Les outils d’IA générative ont amplifié le fossé entre les experts de la retouche numérique et ceux facilement dupés par un photomontage basique, rendant encore plus convaincants les faux contenus audio ou vidéo.

Les progrès constants de ces IA vont rendre ces fausses preuves toujours plus crédibles. Sans actions massives de prévention et de pédagogie, le nombre de personnes abusées ne pourra que gonfler.

Au-delà de cette affaire, rappelons que, chaque année, des victimes d’arnaques sentimentales se font dépouiller d’une bonne partie de leurs biens. En valeur, les pertes sont plus faibles que celle d’Anne Deneuchatel. Mais leurs conséquences sur la vie de ces personnes peuvent être encore plus dévastatrices. Plus généralement, des escroqueries en ligne utilisant des techniques similaires ont lieu quotidiennement.

Se moquer, c’est faire le jeu des arnaqueurs

Les moqueries que subit la victime sont également classiques dans une telle situation. Face au récit d’une escroquerie, beaucoup oublient cette règle : si vous détectez une arnaque tellement facilement qu’elle vous paraît ridicule, c’est que vous n’êtes pas la cible visée. Ce manque d’empathie n’est pas anodin, car tourner en dérision cette crédulité favorise les escrocs.

En effet, la honte et la crainte du jugement renforcent l’enfermement d’une victime manipulée, et la poussent à se taire. Stopper l’engrenage, c’est admettre sa crédulité et sa faiblesse. En parler, pendant ou après, c’est s’exposer au dénigrement. Si les escroqueries naissent souvent d’une méconnaissance et d’une envie d’y croire, elles fleurissent sur la solitude, la culpabilité et la honte.

Des leçons à tirer

Or, la violence du cyberharcèlement qui a frappé Anne Deneuchatel ne fera, malheureusement, que renforcer ce sentiment de honte chez de futures victimes. Elle illustre aussi la toxicité que peuvent avoir les réseaux sociaux, qu’aggrave leur déficit de modération. Les récentes prises de position d’Elon Musk et de Mark Zuckerberg sur le sujet ne présagent d’ailleurs guère d’améliorations en la matière.

Cette affaire devrait donc être l’occasion d’alerter sur les escroqueries en ligne, grossières ou subtiles. Également celles des brouteurs en particulier, en rappelant la vulnérabilité de tous les internautes aux arnaques ciblant leurs faiblesses. Elle devrait aussi inviter à s’interroger sur les usages malveillants des IA génératives et des deepfakes, et, surtout, à renforcer l’hygiène numérique du plus grand nombre, via des actions de sensibilisation et de prévention.

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