« Tais-toi et danse » met en scène des individus qui se trouvent manipulés par une force non identifiée à cause de leurs agissements en ligne plus ou moins répréhensibles. Peu importe que ce qui leur est reproché soit de l’ordre du délit — avoir recours à la prostitution — ou un crime — « consommer » des contenus pédocriminels — les « victimes » de ces manipulations sont traitées à la même enseigne et reçoivent la même consigne : « faites ce qu’on vous demande sinon les preuves de vos agissements seront envoyés à tous vos contacts… ».
Des usages en ligne en perpétuelles évolution
Le principe à la base du piège qui se referme sur les protagonistes que l’on croise tout au long de l’épisode est qu’ils ont cru, à tort, que leurs navigations sur Internet étaient de l’ordre de la vie privée. Nous faisons tous la même erreur : le nombre d’utilisateurs des réseaux informatiques sans cesse croissant nous donne l’illusion de la sécurité et les rares à se trouver piégés semblent noyés dans la masse. Dans cet espace infini parce que virtuel, nous sommes toutes et tous papillons de nuit attirés par les lueurs et les promesses de la gratuité des réseaux informatiques. C’est ainsi qu’au cours de la troisième décennie du XXIe siècle, l’adage populaire né au début de l’ère Internet reste vrai : « si c’est gratuit c’est que vous êtes le produit ».
Aujourd’hui, une autre chose est sûre : nos modes de vie privés aussi bien que collectifs sont en voie de dématérialisation. Nos entreprises comme les administrations transforment leurs usages au moyen d’outils digitaux, nos relations avec ces mêmes organisations s’engagent toutes sur les voies numériques : nos feuilles de paye sont dématérialisées, nous payons nos impôts sur une plateforme numérique, nos premiers interlocuteurs sont des agents conversationnels que l’IA générative va rendre de plus en plus fluide et dont le caractère artificiel sera de moins en moins apparent. Autre exemple : demain, et c’est une très bonne chose pour de nombreux patients, le suivi de notre santé passera par un dossier médical numérique censé être accessible uniquement aux professionnels de santé.
À la suite de cette énumération, cet épisode nous invite à nous interroger sur les conditions de nos usages. Ainsi, Internet est-il un espace sécurisé ? L’anonymat doit-il être maintenu dans le cyberespace ? En corollaire à cette question : l’État doit-il appliquer sa souveraineté dans le cyberespace ?
L’Internet de demain : entre autoritarisme — dictatorial — et libéralisme — exacerbé ?
Certains états ont apporté leur réponse à ces questions. Prenez la Chine : au nom de la
« sécurité » de ses citoyens, il n’y a plus d’anonymat en ligne, d’autant moins que la reconnaissance faciale est en voie de devenir un moyen d’interface entre le virtuel et le réel, et que la Chine a développé ses outils — sous contrôle d’État — et déployé son réseau national où s’appliquent des règles qui sont propres à cette nation, règles que nos usages occidentaux jugent liberticides (Voir sur inCyber News : “Chute libre (Black Mirror)” : allons-nous vers une colonisation du réel par le numérique ?).
L’Europe cherche à construire une autre relation entre citoyens, autorités et opérateurs. Ces derniers sont des entreprises privées. Elles tendent à capter un maximum d’utilisateurs et à maximiser leurs revenus afin de s’assurer les moyens d’un indispensable développement permanent pour faire face à la concurrence. La réponse de l’Europe comporte plusieurs volets. Tout d’abord, il y a eu le RGPD (Règlement général sur la protection des données) entré en vigueur en 2018. Il institue la protection des données personnelles des utilisateurs des sites Internet. Depuis 2024, les DMA (Digital Market Act) et DSA (Digital Service Act) s’adressent plus particulièrement aux plus puissants des acteurs de l’économie numérique, des entreprises qui sont désignées par les acronymes GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi), NATU (Netflix, Airbnb, Tesla, Uber) ou d’autres entreprises nouvelles entrantes. Il s’agit là de réguler le commerce en ligne et la gestion des revenus colossaux engendrés par leurs produits et services dédiés aux usages dématérialisés.
Que l’on s’intéresse à la Chine, à l’Europe ou à d’autres endroits de la planète, il va de soi que ces réglementations ne sont pas figées : elles seront amenées à évoluer avec les mutations à venir de nos usages sur les réseaux. Elles redéfiniront les principes des usages en ligne. Cependant, au nom de la cohorte des victimes d’abus en ligne qui ne cesse de croître, certains appellent à la fin de l’anonymat en ligne, un des principes à la base de l’Internet tel qu’on le pratique. Mais, poser cette question ne serait-ce pas prendre le risque de voir généraliser la position chinoise qui, on le sait, en profite pour faire taire la moindre dissidence ?
Dans les espaces virtuels, suis-je encore citoyen d’un État souverain ?
L’anonymat en ligne est une des garanties qui permet le militantisme, les lanceurs d’alerte et un indispensable journalisme d’investigation, ce qu’on appelle le quatrième pouvoir : il vient contrebalancer les autres, les trois premiers, classiques et incarnation de l’État (pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire), et le cinquième, le système économique. On le voit, la question de l’anonymat en ligne est un vaste sujet qui ne sera pas réglé sans nombre de débats. Mais on peut néanmoins en discuter, s’interroger… et en rappelant bien peu importe que j’agisse de manière tangible ou virtuelle, j’agis bien dans l’ordre du réel, en qualité de personne citoyenne d’une nation, donc dans le cadre d’une loi. Il n’y a pas d’extraterritorialité dans les mondes virtuels.
Ces interrogations nous interpellent donc sur l’application en ligne de la souveraineté de l’État : disposerons-nous un jour d’une identité électronique garantie par l’État comme le sont nos passeports qui nous identifient lors de nos déplacements internationaux ? À moins qu’il n’existe un jour un 17 ou un système de consulat compétents dans les mondes virtuels ? Ces interrogations interpellent aussi les opérateurs des produits et services qui nous permettent d’accéder aux mondes virtuels. Ils l’ont bien compris : les messages commerciaux des uns et des autres essayent de nous rassurer : Google et Apple essaient de sécuriser au mieux leurs navigateurs, les VPN ne sont plus l’apanage des geeks et autres nerds. Les fins annoncées de technologies dites anciennes laissent entendre que les nouvelles seront plus respectueuses de la vie privée, c’est le cas des cookies, ces petits fichiers qui, une fois qu’on les a acceptés, gardent traces de nos usages en ligne.
Il n’empêche que, dans le monde tangible comme dans ceux virtuels, la prudence reste de mise : un contenu en ligne ne sera jamais à 100 % à l’abri d’une malveillance. Les entreprises et les administrations de l’économie réelle l’apprennent tous les jours à leur dépens : les attaques par ransomware s’enchaînent. Car, il faut se le rappeler : l’informatique n’est pas une science exacte, alors même que nous vivons toutes et tous dans un monde qui nous incite à nous confier à ces mêmes outils ! De quoi devenir fou ou parano, au choix…
Qui est Homo Connecticus ?
Le héros malheureux de « Tais-toi et danse » vit tous les travers qui ont été évoqués au cours de cette chronique, ad nauseam en ce qui concerne le spectateur, car le dénouement de l’intrigue lui réserve un retournement dont la série a le secret. Mais les malheurs du principal protagoniste de cet épisode ne s’arrêtent pas là : pris dans l’engrenage qui est en train de le broyer, il se trouve victime d’une mise au goût du jour d’une pratique — on peut avoir du mal à l’envisager — ou en tout cas d’une légende urbaine qui trouve ses origines dans les années soixante-dix à quatre-vingt-dix. Là, il existait des films que les amateurs d’ultra violence faisaient circuler sous le manteau. On les appelait les snuff movies. Ces films de durée et de qualité variables montraient des scènes de combat allant jusqu’à la mort, des scènes de torture, des viols… Les victimes n’étant pas supposées être des acteurs, ces films étaient censés avoir été tournés sur le vif. Ils étaient entourés d’un parfum de scandale, à juste titre. Entrés dans la culture populaire, ils ont été le sujet de nombreux longs métrages. « Tais-toi et danse » en est une variante moderne, à l’heure d’Internet.
Alors, la liberté — chérie en Occident —, quand elle est pratiquée en ligne, doit-elle être garantie au détriment d’une juste application de la Justice ? Doit-on se reposer sur le bras de l’État — qui, en ce qui concerne les mondes virtuels, demeure à être armé — pour assurer notre sécurité virtuelle ? À moins qu’il ne faille interroger nos comportements en ligne : au nom de quoi, la virtualité et l’anonymat autorisent-ils la licence ? Toutes les formes de violence qui se déversent sur les réseaux sociaux ne militent pas pour un amour immodéré de l’Homo Connecticus ! À moins que ce qui est constaté en ligne ne soit à l’image de la complexité de l’humanité. De quoi réfléchir pendant encore bien longtemps sur la nature humaine !
la newsletter
la newsletter