Si Pékin avait pris un bon départ dans le lancement de ses infrastructures Internet sous-marines, la contre-offensive de Washington a efficacement bloqué le déploiement des câbles chinois. Au-delà des enjeux géopolitiques, la bataille des câbles sous-marins pourrait bien à terme bouleverser le fonctionnement même d’Internet.

345 millions de dollars. C’est le montant de l’aide militaire que Washington a annoncé apporter à Taïwan, le 28 juillet 2023. Une pierre de plus dans le jardin de Pékin, estimant que l’île fait partie intégrante de son territoire et qui espère réunifier la province à son territoire. À l’instar de ce que les États-Unis font pour l’Ukraine, ces équipements militaires proviendront directement des stocks de l’US Army, signe que les Américains envisagent une intervention militaire chinoise contre l’île.

Autant dire que la volonté affichée des deux principales puissances du Pacifique de relancer le dialogue risque de rester lettre morte. Leur rivalité est en effet aussi bien stratégique qu’économique et industrielle (sur les micropuces, notamment) et s’étend aussi bien dans le cyberespace que sous les mers.

Les États-Unis ont en effet décidé depuis plusieurs années de contrer de manière offensive les ambitions chinoises en matière de câbles Internet sous-marins. Et Taïwan constitue là aussi un enjeu majeur pour les deux puissances. Avec 14 câbles, quatre stations d’atterrage et deux gros data centers, l’île est l’un des hubs majeurs de cette région du Pacifique. Un atout mais aussi une faiblesse pour le territoire qui dépend totalement de ces infrastructures fragiles, notamment en cas de conflit.

La rivalité sino-américaine va pourtant bien au-delà de l’île, puisque la Chine a intégré le déploiement de câbles à sa stratégie de « Nouvelles routes de la soie » dès 2015.

Câbles chinois : Huawei à la manœuvre

Mais quel est le but de cette « route de la soie digitale » ? Doubler les itinéraires commerciaux physiques d’autoroutes numériques pour créer des synergies et mieux ancrer les pays concernés dans l’orbite économique, voire politique, chinoise. L’idée était aussi de ne pas dépendre des infrastructures occidentales en cas de tensions, voire de conflit, avec Washington et ses alliés. Dans cette même optique, le plan prévoyait aussi de déployer des câbles partout dans le Pacifique, permettant d’étendre et de consolider la zone d’influence chinoise dans la région.

À la manœuvre : Huawei Marine Networks, initialement émanation de Huawei. Avant 2019, la société avait réussi à s’emparer de 15% du marché des câbles sous-marins. Mais l’entreprise était la bête noire de Washington, tant pour ses infrastructures 5G que ses produits grand public. Les sanctions ont commencé à pleuvoir et Huawei a cédé sa division câbles à Hengtong Optic-Electric Co Ltd, une entreprise subventionnée par le gouvernement chinois pour le déploiement de câbles, qui l’a rebaptisée HMN.

Un changement d’actionnaire qui n’a pas refroidi les ardeurs belliqueuses des États-Unis à l’endroit de l’opérateur. Tout comme pour les équipements 5G, Washington craint en effet que Pékin ne profite du déploiement de ces infrastructures pour espionner ses communications. Il s’agit surtout pour les États-Unis de défendre et étendre leur zone d’influence dans le Pacifique face aux ambitions chinoises. Une stratégie classique de « containment » (endiguement), voire dans certains cas, de « roll back » (repousser).

Quand Washington sabote des projets américains

C’est dans cette optique qu’a été lancée en 2020 l’initiative « Clean Network », qui visait à interdire toute liaison transpacifique directe entre les deux rivaux. Résultat immédiat : Washington a bloqué la licence pour un câble en cours de pose par Meta et Google entre les États-Unis et Hong Kong. Le « Pacific Light », mis en service en 2022, ne va finalement pas plus loin que les Philippines et Taïwan.

De même, les Américains avaient bloqué en 2018 un projet monté entre Meta, Amazon et China Mobile, du fait de la présence de ce dernier. Il devait relier la côte ouest des États-Unis à Singapour, à la Malaisie et à Hong Kong. En 2021, Meta et Amazon relançaient le câble sans le partenaire chinois et en éliminant la Perle de l’Orient des points d’atterrage. Peine perdue, malgré les 12 000 km de câble de la liaison « Cap-1 » déjà posés : la présence de Pékin dans la mouture initiale du projet avait suffi à le marquer au fer rouge.

La même année, nouveau revers pour Pékin, qui espérait pouvoir câbler les îles de Kiribati, Nauru et les États fédérés de Micronésie, situées au nord de la Polynésie française. Las, la présence de HMN avait fait hésiter certains investisseurs et poussé Washington, Canberra et Tokyo à proposer une offre concurrente, qui avait finalement été retenue, à la grande colère des Chinois. La politique de Washington exclut donc les opérateurs chinois des consortiums internationaux comportant des participations américaines, mais freine aussi considérablement leur participation à tout projet dans la région.

La finance et le divertissement menacés

Les exemples abondent de coentreprises n’ayant aucun lien capitalistique ou géographique avec les États-Unis qui renoncent à inclure HMN ou des opérateurs télécoms chinois dans leur tour de table.

Malgré ces revers, Pékin ne s’en laisse pas conter et déploie des efforts considérables pour tenir face à la pression de Washington. Ainsi, les projets de liaison Internet sous-marine qui passent par les eaux territoriales chinoises sont-ils de plus en plus soumis à des brimades de Pékin. Plus gênant encore, cette politique s’applique non seulement dans les eaux internationalement reconnues, mais aussi dans celles que revendique la Chine et qui sont donc disputées.

La totalité de la mer de Chine méridionale devient ainsi progressivement la zone de tous les dangers pour les câbles sous-marins occidentaux, qui préfèrent parfois la contourner plutôt que de se frotter à Pékin. Un allongement des câbles qui n’est pas sans conséquences pécuniaires pour les opérateurs, mais aussi en termes de débit, ce que redoutent les utilisateurs finaux, notamment les acteurs financiers ou les géants du divertissement (YouTube, Netflix, Amazon).

Ainsi, le Southeast Asia-Japan 2 (SJC2), une fibre optique sous-marine longue de 10 500 kilomètres connectant le Japon à Singapour, devait passer par la mer de Chine méridionale. Les réticences de Pékin, sur fond d’impératifs de « sécurité nationale », ont retardé le projet qui devait être livré en 2020. On espère sa mise en service en 2024 au mieux.

 

Contourner la mer de Chine méridionale

Si plusieurs autres câbles (Echo, Bifrost) sont en cours de déploiement dans la région, certains opérateurs ont pris le parti de la contourner. C’est le cas de Meta, Google et NTT, les principaux partenaires d’Apricot. Il s’agira du premier câble intra-asiatique à éviter la mer de Chine méridionale en passant par les eaux orientales des Philippines et de l’Indonésie.

Pékin ne se contente pourtant pas de contrer ses adversaires, il passe aussi à la contre-offensive. C’est ainsi, révélait Reuters en avril dernier, que les trois principaux opérateurs chinois – China Telecommunications Corporation (China Telecom), China Mobile Limited et China United Network Communications Group Co ltd (China Unicom) s’apprêtent à lancer un méga projet de fibre optique sous-marine, qui sera posé par HMN.

D’un coût estimé à un demi-milliard de dollars, « EMA » (Europe-Moyen-Orient-Asie) devrait relier Hong Kong à l’île chinoise de Hainan, puis faire escale notamment à Singapour, au Pakistan, en Arabie saoudite, en Égypte avant de finir sa course en France. Un trajet pratiquement identique à celui du SeaMeWe-6 (Southeast Asia-Middle East-Western Europe-6), piloté par l’américain SubCom. Pas étonnant : à l’origine, SeaMeWe-6 embarquait les trois opérateurs chinois et HMN comme câblodistributeur, avant que les Américains n’y mettent « bon ordre » en exerçant de fortes pressions sur les partenaires non chinois du projet.

Sous la mer, deux blocs s’affrontent

À ce stade, EMA annonce avoir conclu des accords avec Orange pour la France, Pakistan Telecommunication Company, Telecom Egypt et Zain Saudi Arabia, une unité de la société koweïtienne Mobile Telecommunications Company. Le câble fournirait à Pékin une liaison à très haut débit avec le reste du monde et le rendrait moins dépendant des infrastructures occidentales.

Il y a pourtant encore loin de la coupe aux lèvres puisqu’il ne sera mis en service qu’en 2025. Ce qui laisse le temps à Washington de mettre des bâtons dans les roues de ce projet. Les pays desservis par les deux câbles pourraient ainsi être contraints de choisir entre SeaMeWe-6 et EMA.

Derrière la rivalité sino-américaine, se profile le spectre du « splinternet », d’un Internet éclaté : « Il semble que nous soyons sur la voie d’un écosystème Internet dirigé par les États-Unis et d’un écosystème Internet dirigé par la Chine », expliquait à Reuters Timothy Heath, chercheur à la RAND Corporation, spécialisé sur les questions de Défense. La conséquence immédiate serait une dégradation de la qualité de service, qui repose justement sur l’interconnexion fluide de toutes les routes de l’Internet.

Cette guerre froide des infrastructures sous-marines se traduirait également par un contrôle plus facile par chaque bloc des contenus qu’il met à disposition de sa population. Déjà actuellement, l’utilisation de TikTok est restreinte aux États-Unis et les réseaux sociaux occidentaux n’ont pas droit de cité en Chine. Enfin, avec des infrastructures parallèles, il sera certes plus difficile pour un bloc d’espionner l’autre, mais plus aisé de surveiller sa propre population.

Sans qu’on s’en rende compte, une partie des équilibres mondiaux, mais aussi des libertés des populations dans le monde, ne tient qu’à une fibre sous-marine.

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