« À l’équilibre de la guerre froide a succédé le déséquilibre de la guerre de l’information » écrit David Colon dans son nouveau livre « La Guerre de l’information : les États à la conquête de nos esprits ». Chercheur en histoire de la communication, des médias et de la propagande, l’auteur nous plonge au cœur de cette guerre 2.0 où les cerveaux sont les nouveaux champs de bataille. Victimes de cette lutte informationnelle impitoyable, nos démocraties survivront-elles ?

« À la différence de la guerre conventionnelle, la guerre de l’information n’a ni début ni fin, et brouille les distinctions traditionnelles entre l’état de guerre et l’état de paix, entre ce qui est officiel et ce qui est secret, entre opérations étatiques et opérations non étatiques, en raison du recours massif et quasi systématique à des sous-traitants, des mercenaires », observe David Colon.

L’information est ainsi devenue une arme comme une autre permettant à ceux qui la produisent, la recueillent et l’utilisent à des fins malveillantes de mener une guerre douce « sans craindre de provoquer un conflit ouvert, de sorte que le champ de ces conflits n’a cessé de s’étendre depuis 1989 ».

Silencieuse et telle une toile de fond sur laquelle viennent se greffer « des opérations de guerre irrégulières, dans le cadre de conflits hybrides, qui mêlent dans l’espace de combat des activités conventionnelles, non conventionnelles […], irrégulières, terroristes et criminelles », cette guerre de l’information n’est pas pour autant dépourvue de lourdes conséquences. Manipulant nos cerveaux, elle est capable d’utiliser ceux-ci pour justifier des guerres iniques, déstabiliser des sociétés et renforcer le terrorisme.

Il en va ainsi quand la Russie use d’une « force douce » pour légitimer sa guerre en Ukraine et déclencher une « stratégie du chaos en Europe » en donnant « une caisse de résonance à toutes les forces centrifuges ». Ou alors quand Daech, qui a « compris les nouvelles règles du champ de bataille de l’information », use « du marketing viral moderne » afin de « cibler des sympathisants […] pour les engager dans une action ».

Mais loin de vouloir dépeindre un Occident lavé de tous soupçons, l’auteur invite le lecteur à s’interroger sur les causes occidentales de cette « guerre totale » d’un genre nouveau, usant de nos esprits comme de simples moyens d’influence et d’action. Ainsi, selon lui, le « point de départ de la guerre de l’information mondiale » se situe pendant la guerre du Golfe.

De la guerre du Golfe à la guerre totale de l’information

Quand la coalition d’une trentaine d’États, dirigée par les États-Unis, entre dans la guerre du Golfe le 2 août 1990 à la suite de l’invasion du Koweït par l’Irak, le monde est en pleine mutation. Ne demeurent plus de « métarécits » englobants : il s’agit d’imposer son propre récit. Les États-Unis l’ont compris et font tout pour faire triompher « le récit américain », selon David Colon.

Ce « triomphe » s’est opéré selon des rouages bien huilés. « Pour le haut commandement américain, qui garde en mémoire le traumatisme de la guerre du Vietnam, le contrôle de l’information produite par les journalistes est une priorité absolue », explique l’universitaire. Ce contrôle s’effectue lors de la production et de la diffusion de l’information.

Concernant la production, l’armée américaine a mis en œuvre un système de pools au moyen duquel seuls 125 journalistes sur 1 400 envoyés sur le terrain ont accès au cœur du conflit pour fournir ensuite les informations et images à ceux tenus à l’écart. Quant à la diffusion, l’auteur montre à quel point l’hégémonie de CNN, première chaîne d’information en continu créée aux États-Unis, a uniformisé le traitement médiatique du conflit. Et pour cause, dans cette course à l’immédiateté à laquelle concourent tous les journaux télévisés, les journalistes se retrouvent souvent dépendants des images fournies par CNN et l’armée.

Depuis cette guerre du Golfe qui « a mis en évidence la nécessité […] de s’adapter à la nouvelle donne de l’information globale », les États-Unis ont nettement accéléré leur quête de domination du champ informationnel. Ainsi, dans les années 1990, leur armée s’est dotée de plusieurs doctrines de guerre informationnelle portant « aussi bien sur les opérations psychologiques visant à modifier le moral des combattants ou des populations adverses (PsyOps), que sur les opérations visant à modifier les perceptions des événements (InfoOps), ou sur la « communication stratégique » (Stratcom) destinée aux populations pour expliquer et légitimer le conflit ».

Pour appliquer ces doctrines, les États-Unis disposent d’avantages numériques et législatifs considérables grâce auxquels ils ont accès à de très grandes quantités de données mondiales leur « permettant d’assurer à la fois une surveillance, un contrôle et une analyse prédictive des grandes dynamiques mondiales dans un nombre toujours plus étendu de secteurs. » Mais face à cette domination américaine de l’information, des « résistances » se sont organisées, qui mettent en péril les démocraties occidentales, selon l’auteur.

La quête de domination de l’information : péché mortel de l’Occident ?

Face à la domination du récit américain dans le champ informationnel, la riposte ne s’est pas fait attendre : un contre-soft power s’est organisé, usant des médias comme « champ de bataille de la guerre secrète de l’information ». Ainsi, dans le monde musulman, le Qatar a créé sa propre chaîne de télévision d’influence mondiale en 1996, Al Jazeera. Hissé au rang des plus grands groupes audiovisuels, ce média élabore un récit alternatif en couvrant « en détail l’Intifada palestinienne de 2000 », en se faisant « le porte-parole d’Oussama Ben Laden » et en touchant « des dizaines de millions de téléspectateurs pendant la guerre d’Irak à partir de 2003 ».

La Russie, elle, a créé la chaîne Russia Today en 2005, destinée aux audiences étrangères. Celle-ci « se trouve aux avant-postes » de la guerre de l’information définie par la doctrine militaire russe adoptée en 2010 comme un outil permettant « d’atteindre des objectifs politiques sans recourir à la force militaire ».

Le cyberespace est investi aussi par la riposte. L’avantage de l’arme cyber est qu’elle « est difficilement attribuable, et se déroule a priori en deçà du seuil risquant de déclencher une guerre : pour l’Iran, comme pour la Russie ou la Corée du Nord, elle constitue l’arme asymétrique par excellence ».

La Russie, qui est « dans la cour des grands » en la matière, s’engage régulièrement dans des cyberattaques pour recueillir des informations et endommager des systèmes d’information hautement stratégiques : « En 2014, la NSA découvre que la Russie est parvenue à déposer des implants aux États-Unis dans les systèmes énergétiques, industriels et de communication. Conçus à des fins d’espionnage et de surveillance, ils peuvent potentiellement […] devenir des armes et mettre les systèmes hors service. »

Au sein du cyberespace s’opère un autre genre de guerre informationnelle très puissant tant il court-circuite les médias officiels à l’image des « révolutions Twitter » du Printemps arabe : « la guerre des boutons de partage sur les médias sociaux » comme l’appelle l’auteur. Prenant conscience de l’efficacité des réseaux sociaux pour influencer l’opinion publique, nombre d’États, à l’instar des États-Unis, appliquent désormais la théorie dite « de l’État-réseau » les encourageant à user des réseaux de communications mondiales pour transformer les sociétés. C’est ce que pratique la Russie grâce à des usines à trolls engagées dans une lutte informationnelle visant à « dévaloriser l’Occident et […] retourner la démocratie contre elle-même ».

Cette lutte informationnelle russe contre les démocraties occidentales laisse penser que la guerre de l’information s’est désormais retournée contre son initiateur, l’Occident. C’est pourquoi David Colon appelle à un « état d’urgence informationnelle […] pour mettre nos esprits à l’abri des ingérences de régimes autoritaires ».

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