Une étude destinée à la Commission européenne conclut que les réseaux sociaux n’ont pas su lutter efficacement contre les campagnes de désinformation russe. Elle détaille les outils mis en place pour mesurer l’ampleur des attaques informationnelles et l’efficacité des contre-feux déployés dans l’optique de l’entrée en vigueur du DSA. inCyber l’a lue pour vous.

La propagande de guerre russe est-elle efficace et est-elle assez bien combattue en ligne ? Oui, lit-on en réponse à la première question d’un rapport remis à la Commission européenne fin août. Non, peut-on lire dans ce même document à propos de la seconde interrogation.

Des réponses inquiétantes qui n’auraient pas dû tomber sous les yeux du public. Ce document a d’ailleurs été retiré « immédiatement » du site Web de la Commission, a indiqué cette dernière le 29 août 2023. Nous devons à la célérité de nos confrères de contexte.com, un média en ligne spécialisé dans les enjeux du pouvoir politique, d’avoir pu le consulter : ils l’ont téléchargé encore plus « immédiatement » que Bruxelles a tenté de corriger sa bévue, entre le 24 août, date de sa mise en ligne et le 25 août au soir, au moment de sa dépublication.

Pourquoi d’ailleurs avoir voulu retirer ce rapport, qui va finalement dans le sens de la politique européenne de contrôle accru des contenus sur les réseaux sociaux ? Les principales plateformes visées par le document, Facebook, Instagram, Telegram, TikTok, X (nouveau nom de Twitter) et YouTube, sont signataires du Digital Service Act (DSA), qui ambitionne d’encadrer leurs publications.

Elles auraient pu voir dans ce document qui souligne leurs manquements dans le respect des « normes de l’article 35 [du DSA] relatives à l’atténuation effective des risques […] dans le cas des campagnes de désinformation du Kremlin » un rappel à l’ordre. La Commission veille et a déjà mis en place des outils de mesure pour faire respecter le DSA.

Cinq réseaux face à la guerre hybride russe

Depuis le 25 août, les GAFAM doivent en effet prouver à Bruxelles qu’elles luttent efficacement contre les fake news et autres contenus illégaux. Le document n’est pas prêt, se justifie la Commission. Est-ce la seule raison de ce retrait embarrassé ?

Pour tenter de le savoir, inCyber a décortiqué ce document de 74 pages, intitulé « Loi sur les services numériques : Application du cadre de gestion des risques aux campagnes de désinformation russes ». Celui-ci analyse, entre février et novembre 2022, l’évolution de comptes de réseaux sociaux directement contrôlés par Moscou ou dans l’orbite du Kremlin, qu’il s’agisse de leur nombre, de celui de leurs publications et du contenu de celles-ci.

Cinq réseaux font l’objet de cette analyse, dont quatre sont considérées comme de « très grandes plateformes » au sens du DSA : Facebook, Instagram, TikTok, X et YouTube. Leurs obligations sont à ce titre maximales. Telegram, qui a aussi été scruté par les auteurs du rapport, serait pressenti pour rejoindre ce club.

Premier point : le bilan que dressent les auteurs de l’étude n’est pas tendre pour les réseaux sociaux. « Les plus grandes plateformes de médias sociaux se sont engagées à réduire la portée et l’influence de la désinformation parrainée par le Kremlin. Dans l’ensemble, ces efforts n’ont pas été couronnés de succès », écrivent-ils.

Menace « systémique »

Deuxième point : la menace russe est à prendre extrêmement au sérieux, estiment les analystes appointés par la Commission européenne. « Nous constatons que la campagne de désinformation menée actuellement par le Kremlin fait non seulement partie intégrante du programme militaire russe, mais qu’elle présente également des risques pour la sécurité publique, les droits fondamentaux et les processus électoraux au sein de l’Union européenne », citant les élections de 2024. Une menace que ces auteurs qualifient de « systémique », pas moins.

Troisième point : l’étude s’appuie sur une méthodologie qui semble rigoureuse. Ses auteurs ont dressé une liste d’indicateurs qualitatifs (sur le contenu des publications) et quantitatifs (sur leur audience et leur impact sur le public). Fort de ces outils, ils estiment pouvoir mesurer l’effet des actions de propagande, de désinformation, mais aussi de harcèlement et d’intimidation déployés par Moscou.

Mieux, ils suggèrent que leur méthodologie d’évaluation et d’atténuation des risques est duplicable et proposent en conséquence qu’elle soit employée non seulement par la Commission pour vérifier la bonne application du DSA, mais aussi par les acteurs du Web pour mesurer et implémenter leurs actions dans le domaine.

Les conclusions du rapport soulignent que si les réseaux sociaux avaient totalement mis en place les mesures préconisées par le code de bonne conduite renforcé, qui annonçait le DSA, et par ce dernier, ils auraient été bien plus efficaces dans leur lutte contre les opérations de guerre informationnelle russe.

Contenus pro-russes visionnés « 16 milliards de fois »

Ils reconnaissent toutefois que le DSA est plus calibré pour répondre aux comportements jugés inappropriés des particuliers et qu’il devrait « être complété par des mesures conçues spécifiquement pour atténuer les opérations de désinformation et d’information soutenues par un État ».

Le document ne cache en effet pas les succès des comptes directement pilotés par la Russie ou que ses auteurs considèrent figurer dans son orbite plus ou moins proche quand ils évoquent « un écosystème croissant de comptes alignés sur le Kremlin ». Selon le rapport, l’audience de ces comptes prorusses a connu une croissance fulgurante après l’entrée des troupes russes en Ukraine. Ils cumuleraient « 165 millions d’abonnés dans toute l’Europe » et « en moins d’un an, leur contenu a été visionné au moins 16 milliards de fois ».

Un succès qui serait dû aux tactiques russes de séduction et d’orientation des internautes vers des comptes non frappés par les sanctions, comme ceux des membres du personnel des administrations russes, qui n’ont pas été visés par les sanctions, déplorent les auteurs. Un autre facteur pourrait expliquer en partie ces bons résultats du point de vue de Moscou. Une partie du public a pu aller consulter ces comptes de son propre chef, par simple curiosité après l’attaque de l’Ukraine par la Russie, ou pour écouter un autre son de cloche que celui des médias européens soutenant l’Ukraine à des degrés divers.

Biais et erreurs d’appréciation

C’est en effet l’un des biais de ce rapport. Il n’aura échappé à personne que l’Union européenne s’est engagée pleinement dans le soutien à Kiev et les rédacteurs du rapport n’y échappent pas. L’emploi systématique de certaines expressions est à ce titre révélateur. Les auteurs écrivent ainsi toujours « invasion à grande échelle de l’Ukraine », alors qu’au début de la guerre, Moscou avait lancé 150 000 hommes dans la bataille contre les 350 000 soldats d’active ukrainiens, ce qui montre aux yeux de n’importe quel analyste militaire sérieux que l’invasion de la totalité de l’Ukraine n’était pas l’objectif de Moscou. De même, l’emploi systématique de « Kremlin » (connoté négativement) pour désigner la Russie trahit-il ce biais.

Sans minimiser les conséquences de la propagande et des opérations de désinformation… du Kremlin, le parti-pris des rédacteurs peut les conduire à certaines erreurs d’appréciation. Ainsi, pour expliquer que de nombreux internautes se sont tournés vers VKontakte, Telegram ou RuTube après le déclenchement des hostilités, une seule explication : les stratégies de contournement des comptes pilotés par Moscou. Ils semblent oublier que lesdits services sont russes, au moins d’origine, et que leurs équivalents occidentaux n’étaient plus accessibles à de nombreux internautes, par le jeu des sanctions croisées.

Les réseaux sociaux, vraie cible de l’UE ?

De même, à aucun moment quand le rapport souligne les audiences parfois considérables des comptes prorusses (rappelons qu’ils totaliseraient « 165 millions d’abonnés dans toute l’Europe »), ils ne mettent ces chiffres en perspective en mentionnant par exemple le nombre d’abonnés à des réseaux sociaux dans l’UE. Dans le contexte informationnel – tant online qu’offline – des pays membres, très favorable à l’Ukraine, la portée des opérations de déstabilisation russes sur les réseaux serait à relativiser en conséquence.

Soulignons aussi que si certaines typologies de comptes sont précises, comme celles qui désignent les comptes directement ou indirectement financés par Moscou, aucune annexe ne nous renseigne sur la méthodologie qui a conduit les auteurs du rapport à classer des influenceurs et autres particuliers dans la galaxie du Kremlin. Seule indication : ils en relaieraient les éléments de langage.

Sans négliger le souci de la Commission européenne, commanditaire du document, face aux opérations russes de guerre hybride, ce sont bien les réseaux sociaux qui sont visés. Entre la volonté affichée d’Elon Musk, patron de X d’opposer la liberté d’expression aux contraintes réglementaires et le comportement de Telegram, régulièrement épinglé dans le rapport pour ses mauvais résultats au regard du respect du DSA, en passant par les coups de semonce adressés à Meta (maison-mère de Facebook), ce sont bien eux qui ont du souci à se faire.

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